On a d’abord dressé des listes. Puis on a sorti les valises. On les a aérées sur la terrasse. On les a laissées ouvertes sur le lit de la chambre des enfants dans lequel, depuis longtemps, plus personne ne dort. Jour après jour on y a déposé religieusement les vêtements repassés, les chemises au col amidonné. Elle s’est chargé du linge, lui de la voiture : la laver, la sécher, la polisher, recharger la batterie entreposée l’hiver sur un caillebotis posé sur des cairons, vérifier les niveaux, puis tourner la clef de contact avec toujours cette seconde de doute, va-t-elle démarrer, entendre le bruit familier, et laisser un moment tourner le moteur, battants du garage grands ouverts, et puis, la veille, la sortir jusque chez le pompiste, pour le plein d’essence. Il n’a jamais eu que cette voiture, comme il n’a jamais eu qu’un seul réfrigérateur, un seul canapé. Mais depuis quelques années il a deux maisons. Deux maisons, la condition pour garder une femme, sa femme. Une maison à la campagne, il lui fallait. Un jardin, elle avait demandé. La 403 est chargée. Dans le coffre on a d’abord placé la machine à coudre Singer et son pied en fonte, un véritable cadastre cette machine, puis les valises, les souliers dans leurs boîtes, les outils pour lui, les victuailles enfin. On a recouvert avec la couverture grise aux motifs de fils bleus le banquette arrière et calé la cage des canaris, avec, accrochés aux barreaux, une feuille de salade, un os de seiche, un dévidoir d’eau. Elle prie pour qu’aucune goutte d’eau ne se renverse sur la banquette durant le trajet. Sur la cage, un torchon. Les oiseaux se tairont. Et monsieur aura la paix durant le trajet. Six mois qu’ils n’ont pas pris ce chemin. On a fermé le garage, placé des madriers derrière les portes, éteint l’arrivée de gaz, disjoncté le compteur d’électricité. Tout est prêt, on peut démarrer. C’est le début du printemps. On quitte la rue, ses murs hauts, le cimetière où reposent ses parents, savoir que durant six mois ils ne seront plus à quelques centaines de mètres seulement d’elle, on arrive déjà au faubourg, le quartier de son enfance, le café Français où elle habitait avec ses parents et ses soeurs, elle se souvient du bruit des fers des chevaux sur les pavés, des roues cerclées des carrioles que conduisait son père. On traverse le fleuve. À droite en contre-bas, le jardin de ses grands-parents. Ils étaient jardiniers, comme leurs cousins. Une terre d’alluvion. On sort de la ville, la route est bordée de platanes. Et les vignes partout. Personne sur la départementale. On est dimanche matin, les gens dorment, ou se reposent. René a tout son temps. Il a la route pour lui. Il va rejoindre sa maison secondaire. En villégiature ils vont, eux. Lui. Lui l’enfant sans père, lui qui a dû tout gagner par lui-même. Alors que personne ne vienne l’embêter. Il part à la campagne. Il ira pêcher, il ira faire les courses avec sa femme le jeudi et le dimanche, il l’accompagnera même à la messe. Il lira le journal au soleil, allongé sur la chaise longue, fera sans doute souvent un brin de sieste, ira cueillir des cerises, des figues, des pommes qui sait. Jamais il ne le lui avouera, mais quelle idée royale elle a eu de lui demander d’acheter cette maison. On traverse un premier village, un second, une place, des cafés, une maison de maître avec un cadran solaire sur la façade. René est prudent. La route est étroite, les platanes bien près. Un premier col, au sommet, sur une butte, la stèle des maquisards tombés ici. La radio est éteinte. Jamais il ne l’allume. Il conduit! Ils ne disent rien, mais le silence curieusement n’est pas pesant en voiture. Ils ont de quoi faire. Il conduit, elle regarde le paysage, se souvient. Respire surtout. Depuis qu’ils ont fermé la porte du garage, un poids sur sa poitrine s’en est allé. Ces murs de la maison, cette cuisine, devenus comme un caisson dont elle est prisonnière. Un mot leur échappe parfois. Fontjun. Inutile de préciser. Ils savent tous deux. Et chacun repart dans ses pensées, se souvient de ce jour où on les a fusillés. C’était sur le Champ de Mars. Ils étaient 14, hommes et femmes. Et encore un village, une place, et la caserne des pompiers dans le virage. C’est là qu’on était allé ramener la fillette qui avait surgi sous les roues de la voiture, en plein milieu de la route. Le père est le frère en contre-bas, dans le ravin. Morts peut-être. La paysage change, on attaque un nouveau col. Maintenant la route ne cesse de tourner, le café du matin commence à lui reprocher. Il faut avaler la salive plusieurs fois pour déboucher les oreilles. Plus de vignes. Des arbres. Du vert partout. On longe la montagne. Il roule doucement, derrière lui on s’impatiente. Une voiture, deux, trois. Ils peuvent klaxonner tant qu’ils voudront. Et l’on peut voir une 403 verte, aux chromes brillants, se trainer dans les lacets, suivie d’un cortège de voitures et camions impatients. Ils devront attendre le viaduc, au moment où la route de se divise, pour la doubler. D’ici là, nulle visibilité. Il roule doucement. Sur cette route, il le sait, parfois un éboulement de paroi. Il est prudent. Elle se tait. Elle n’a jamais appris à conduire. Avoir obtenu qu’il achète cette maison, ça a été sa victoire. A droite la carrière, comme une trouée sale. Le gris, la poussière, les tôles verts de gris, des tas de graviers, des boyaux de fer. Elle s’applique à avaler sa salive, encore et encore. Voilà l’entrée de la ville, son haut mur de pierres pour soutenir la route qui passe au-dessus, les premières façades bardées d’ardoises et hérissées de clous, qui donnent l’impression d’être toujours mouillées. Un panneau annonce le hameau. Dans la voiture, on peut entendre le bruit du clignotant. On vient de quitter la départementale. Châtaigniers, fougères. On reviendra ici à pied pour ramasser des fraises sauvages. Au prochain virage, on apercevra le hameau.