Quand on regarde la main droite…
Quand on regarde la main droite elle glisse elle pousse elle glisse elle pousse, elle tient l’archet elle tient l’air elle tient le bois, le bois et le vide. On sent la vibration jusque dans les pédales immobiles et on frissonne. Je la regarde et mon cœur se tend, mes épaules se raidissent. Elle se plie, se replie, s’attarde, continue, elle ne cesse pas. On voit qu’elle connaît la tension elle connaît la vibration elle connaît le silence avant même qu’il ne soit. Je me surprends à vouloir suivre ses mouvements avec mes doigts, à vouloir toucher ce qui ne peut l’être. Elle trace, ne trace pas, trace encore et se retire elle ne cesse pas. On peut dire qu’elle fait ce qu’elle fait et elle fait ce qu’elle ne fait pas et elle fait ce qu’elle ne sait pas. Elle glisse et le bois et l’air et les cordes et le silence glissent avec elle. Un désir étrange m’envahit, me fondre dans le geste, disparaître dans la vibration.
Quand on regarde la main gauche…
Quand on regarde la main gauche elle attend elle retient elle libère elle s’étire. On voit chaque doigt comme un monde chaque monde est fragile chaque doigt est fragile. Elle suit la vibration elle devance le mouvement elle anticipe, elle anticipe et elle suit. Je sens l’air qui bouge autour de moi, une lueur qui tombe sur ma veste et sur mes yeux. Je pense que cette main est plus discrète, mais qu’elle commande tout silencieusement, et cela m’étonne. Elle ne touche pas la droite mais elle la perçoit, elle ne touche pas le bois mais elle le connaît, elle ne touche pas le son mais elle le devine elle habite chaque corde, chaque corde l’habite. On voit qu’elle ne se disperse pas elle reste, elle reste et se replie, elle se mêle au bois elle se mêle à l’air elle se mêle à la droite. Elle attend elle retient elle libère elle s’étire, elle s’étire et recommence.
Quand on regarde des mains…
Quand on regarde des mains il faut être prêt à en examiner deux, on voit deux mains ou deux mondes deux mains ou deux silences deux mains ou deux mouvements. La droite pousse, la gauche retient, la droite s’élance, la gauche s’accroche, la droite s’élance encore. Sous mes roues le sol, la poussière danse, et je me tiens retenue à l’endroit où dedans et dehors se frôlent. Je suis minuscule à côté de ces mains et pourtant quelque chose en moi s’élargit. Le bois, le vide, l’air, les cordes, les murs, le chien immobile les fleurs tout s’articule, se tend se prolonge dans l’espace que les mains traversent ; on voit qu’elles se répondent, elles se mêlent se repoussent, elles persistent. Elles tiennent elles lâchent elles créent, elles suspendent elles s’élancent elles s’arrêtent elles recommencent. Ce que font les mains ensemble, elles font tout et elles ne font rien. On entend qu’elles vibrent et tout vibre avec elles, continue avec elles. Une curiosité me démange, le vertige pour un monde que je ne connais pas.
Quand on regardait ces mains…
Quand on regarde ses mains je vois le souffle dans la corde le souffle dans l’air, dans le bois. La droite trace la gauche qui retient la droite qui repousse la gauche qui s’accroche. Je vois le silence en arrêt et relâché je vois le temps créé et retenu, repris et perdu. Alors je me souviens des mains de ma mère, ses doigts serrés autour du tissu, la gauche qui tenait ferme, immobile comme un rocher léger, la droite qui avançait avec le dé à coudre, ce petit casque sur le majeur, pour ne pas le blesser. On voyait qu’elle poussait l’aiguille cherchant à faire passer un rayon à travers la trame. Je me dis que les mains du violoniste, avec leurs vibrations et leurs glissements, ont la même précision, le même sérieux. Elle, ma mère, limait toujours ses ongles quand ils se cassaient sur les tâches trop rudes, elle disait que les mains doivent être nettes même quand elles travaillent, le dimanche elle les vernissait d’un rose qui ne criait pas, il résistait, pétales au bout des doigts. On pourrait se perdre dans les mains du violoniste, je me perdais aussi dans ces mains que j’avais aimées, reconnues. Elles ne faisaient pas du son, celles de ma mère, elles faisaient des coutures, des lignes, des jours, des vêtements, elles faisaient tenir ensemble… Et je vois que les mains du violoniste font aussi cela : rassembler ce qui se défait, soutenir ce qui pourrait tomber. À l’intérieur de moi deux séries de gestes se superposent, deux gestes qui ne se touchent pas mais se reconnaissent ; un mélange d’émoi et de paix, d’étourdissement et de mémoire : je suis là, témoin de mains qui jouent et témoin de mains qui cousaient, ensemble elles battent en moi sans disparaître.