La nuit tombe. Une nappe de brouillard vient se déposer comme un linceul sur la place Saint-Sulpice, premiers signes d’un automne encore hésitant. La lumière jaune des lampadaires habille l’endroit, les phares des voitures s’agitent. Des enfants, des femmes, des hommes traversent sans s’arrêter. Juste en face de l’entrée de l’église, derrière la fontaine des quatre évêques, de l’autre côté de la rue Bonaparte, le brouillard se fait plus dense. Comme une grande boule qui aurait été déposée au bord de la chaussée. Les traits du bâtiment qu’elle cache sont flous. Une vague lumière, une esquisse de porte, un tapis rouge courant sur le trottoir qui s’évanouit dans la lumière laiteuse.
Je ne savais pas qu’il y avait là un hôtel, mais je ne suis pas surpris. Un hôtel éphémère, sans nom. Un hôtel qui apparaît parfois, ici ou ailleurs, dans les villes que je traverse et qui disparaît après un certain temps. Une heure parfois, une nuit, quelques jours tout au plus. C’est un endroit curieux, dans lequel résonnent les images que j’ai vues avant de devenir des souvenirs qui seront rangés dans les tiroirs de ma mémoire. C’est un endroit où les personnages que je viens de croiser dans la journée passent avant de s’évanouir dans un ailleurs que je connais bien. C’est un hôtel de transit pour souvenirs naissants.
Je connais bien l’endroit puisqu’il sort de mon imagination et de mes souvenirs. Je le connais bien parce que j’y vais souvent. Je le connais bien parce que, parfois, je le croise dans mes lignes d’écriture. Je l’ai vu à Palezia, il était situé à quelques pas de la gare d’où sortait Ulysse. Pas celui d’Homère ni celui de James Joyce, non, celui qui habite mon univers. J’ai reconnu la porte-tambour derrière laquelle brillait le hall d’un décor de film avec son épaisse moquette de velours rouge, ses lustres en laiton poli, ses tables basses en acajou et ses fauteuils club en vieux cuir. Une petite fille en robe joue à la marelle entre les fauteuils et les tables, elle jouait tout à l’heure sur le parvis de l’église. J’ai reconnu le comptoir de l’accueil, rutilant, poli d’être si souvent essuyé.
Le petit ascenseur, dans lequel on ne peut entrer à deux sans aspirer son ventre et retenir sa respiration, est encore en panne. Dans mon hôtel, il est toujours en panne, mais on ne s’en aperçoit qu’une fois dedans. Une fois qu’on s’est rendu compte que le volet intérieur qui doit se fermer devant la porte après être entré, que ce volet ne fonctionne pas. Alors on sourit, la respiration toujours en suspens, et on ressort. Et on monte les escaliers étroits en laissant filer la main sur la rampe lisse. Je croise un homme qui descend, pressé, parlant au téléphone et gesticulant avec sa main libre, il était dehors vers midi à l’angle de la place.
Je connais plusieurs chambres à l’étage que j’ai déjà occupées. Je ne les connais pas toutes, il m’en reste à visiter dans mes prochains écrits. Il y a celle, toute simple, dont la fenêtre donne sur un port écossais et dont le lit possède des draps en nylon qui accrochent les ongles des doigts de pied quand on s’y glisse dedans. Il y a celle qui déborde de coussins jusque sur les chaises, de moquette jusque sur les murs et de broderies jusque sur le rabat des toilettes disposées dans un coin de la pièce, souvenir d’un hôtel dans un village Gallois. Une religieuse avec une étole rouge autour du cou sort d’une chambre en riant, je l’ai vue près de la fontaine. Il y a aussi la chambre sordide d’un hôtel new-yorkais entre Broadway et la 5e avenue que j’ai partagée avec des cafards et dont l’enseigne rouge clignotait jusque dans mes rêves à travers la fenêtre sans volet ni rideau.
Je connais aussi la terrasse. Une terrasse tapissée de bois avec un jacuzzi au milieu que j’ai trouvée sur le toit d’un hôtel à Rio. Un serveur portant un plateau chargé de bouteilles, de tasses et de verres passe devant moi sans me voir. Je redescends au rez-de-chaussée en empruntant le même escalier et j’en profite pour regarder dehors par les fenêtres disposées entre chaque étage. J’y reconnais des paysages de toutes sortes, l’usine de produits chimiques de Pelouche, la ville de Kujtimet, la place Saint-Sulpice aussi. Quand j’arrive en bas, le hall d’entrée est désert. Une dame entre avec son chien, passe devant le comptoir d’accueil et disparaît derrière une porte au fond, son chien semble lui obéir maintenant. Je la suis et j’arrive dans une immense salle qui sert pour les réceptions. Je retrouve l’endroit où j’ai rencontré Don Quichotte. Je rejoins le patio, un homme est allongé sur un banc, il sent le vin. Je le connais, il fait déjà partie de mes souvenirs. Il y a toujours un homme allongé sur un banc dans le patio de mon hôtel.
C’est un hôtel curieux que celui qui m’apparaît parfois dans les villes que je traverse. Il est peuplé d’enfants, de femmes et d’hommes sur le point de se transformer en souvenirs. Plus tard, ils deviendront des personnages de romans.
