
Nous étions arrivés par un jour de solstice, un soir sans lune à l’Abbaye. Une nuit à passer dans la chambre de la sacristie Je ne sais plus très bien à quel moment la chambre de Valsaintes a commencé à se dissoudre pour devenir autre chose qu’une simple pièce attenante à la sacristie et son autel. Je crois que c’est venu d’un glissement, une odeur de pierre froide, une vibration. Mais surtout, ce fut ce solstice d’hiver où il se tenait, lui, debout près de l’autel, et ce silence que seules les églises savent fabriquer. La lumière ne venait pas vers lui : c’était lui qui la recevait, lui qui devenait, l’espace d’un instant, une silhouette dans ce faisceau.
Je l’ai vu se pencher légèrement, comme si le marbre l’appelait. Et puis le rayon — cette lance pâle venue d’un angle si précis du ciel qu’on aurait pu croire à un pacte secret entre l’architecture et la rotation de la terre — s’est appuyé sur son épaule, posé sur sa nuque, pour remonter doucement vers son visage. Il n’a pas bougé. Il était devenu une géométrie provisoire. Je crois que c’est là que tout a commencé, non pas l’histoire elle-même, mais cette sensation d’être dans un lieu qui contenait déjà d’autres lieux, parce qu’une chambre à l’arrière de la sacristie ne pouvait à jamais demeurer seule.
Cette chambre, une cellule monastique, étroite ; des murs épais de pierre claire, quelques étagères en plâtre, sa fenêtre meurtrière découpant un rectangle d’herbes aromatiques et de roses. Sur le miroir au-dessus du lavabo, plaquée, une croix en bois rappelait — avec insistance — que toute image procède d’une absence. Il y avait de la paix dans cette pièce, une paix qui se déposait sur les objets, mais qui ne parvenait jamais tout à fait jusqu’à moi.
Lorsqu’il entra plus tard, après la disparition du rayon, il portait encore une trace lumineuse sur le visage. Il ne s’assit pas immédiatement : il posa la main sur le mur, comme pour éprouver la réalité de la pierre, puis tourna la tête vers la fenêtre, vers le jardin d’herbes sèches où les pétales de roses hésitaient. Je me souviens de ce geste, si simple : sa main glissant sur la couverture bordeaux du lit deux places. Tout était là — le silence, la lenteur, les ombres hésitantes.
À cet instant, j’ai compris qu’il y aurait d’autres chambres, et qu’elles viendraient se loger dans celle-ci sans avertir, comme des échos lointains, des ondes retenues frappant une même paroi.
La première de ces chambres, ou la deuxième — car les ordres importent si peu — se trouvait en Amérique du Sud. Aucun mur de pierre ici : seulement des moustiquaires tendues entre des montants en bois légèrement instables que le vent nocturne mettait en mouvement. Tout y était ouvert, perméable. La lumière bleutée pénétrait. Les arbres trop proches, luxuriants participaient de la pièce, les palmes se pressaient contre la trame fine de la moustiquaire, cherchant une issue vers l’intérieur. Le lit, recouvert d’une toile imprégnée d’odeurs végétales, semblait flotter dans une semi-nuit au bruissement continu d’insectes.
Je me souviens l’avoir cherchée, avoir marché, laissant dans le sol des empreintes molles, elles s’effaçaient en quelques minutes reprises par le vent. Et dans cette chambre, où tout bougeait, je me surpris à reconnaître un détail infime de Valsaintes — peut-être le geste d’une main repoussant un rideau de plantes ou simplement cette façon qu’a l’espace de se laisser toucher.
La troisième chambre, plus tard, prit place dans un cadre presque solennel : l’American Colony, à l’Est plus à l’est. Plafonds hauts, murs enduits de plâtre ancien, tentures lourdes aux arabesques, meubles en olivier. La fenêtre ouvrait sur un jardin intérieur où des citronniers répandaient une odeur fine, presque tranchante. Au-delà, les toits de la vieille ville, sable et or dessinaient l’horizon.
La chambre était baignée d’orient, dense, presque immobile. L’air lui-même avait une mémoire. Sur la console, un miroir sans croix mais capable de restituer une présence… Le lit, large, impeccablement préparé, semblait attendre des histoires, celles d’autres passages.
Il est entré dans la chambre sans bruit. Il portait un manteau léger, et un foulard pâle dessinait sur sa gorge une ligne délicate. D’un geste Il a soulevé le voilage de la fenêtre, et la lumière, toute la lumière, est venue s’étendre derrière lui, dessinant sa silhouette avec précision, le même visage, transfiguré par le lieu. Il m’a regardée, était-ce après un long trajet ? cette chambre n’était-elle qu’une nouvelle porte ouvrant sur celles que nous avions déjà habitées.
Je ne sais si ces trois chambres existent vraiment ou si je les ai construites à partir de fragments recomposés en moi. Lorsque je repense à Valsaintes, à la pierre calcaire, au parfum des herbes, j’entends immédiatement un bruissement de moustiquaire. Lorsque je vois la lumière de Jérusalem, je sens dans ma paume la rugosité du mur monastique. Et lorsque je ferme les yeux, le rayon du solstice traverse encore la pièce en direction de l’autel.
Je pourrais tenter d’organiser ces souvenirs, d’en extraire la version exacte. Mais l’exactitude n’a jamais été le souci premier de ces chambres : elles existent dans leur superposition, dans leur manière de se contaminer, de s’appeler discrètement l’une l’autre. Elles constituent un hôtel sans adresse, sans clé, où les portes donnent sur des lieux que je n’ai peut-être jamais quittés.
Suspendu au solstice, lui se tient parfois dans un angle, parfois derrière une paroi de moustiquaire, parfois devant une fenêtre ouverte sur les citronniers, il demeure le seul point fixe dans ce mouvement. Je ne sais pas d’où il vient. Je ne sais pas s’il a réellement partagé ces chambres ou si je l’y ai convoqué à chaque fois. Mais je sais que dans le silence de Valsaintes, lorsqu’il s’est arrêté sur l’autel et que la lumière du solstice a glissé sur lui, quelque chose s’est ouvert en moi — un seuil, un passage, une chambre en formation.
Depuis, je ne fais que la traverser encore.
Magnifique!
Merci pour ce partage je me réjouis de lire ce qui sera composé de toutes nos chambres