Tout en bas du hameau d’alpage, l’eau fraîche de la fontaine coule en continu dans le bassin cimenté. Pierres grises rejointoyées à la chaux, bois neuf des bardages, baies vitrées insérées entre les pièces de bois des charpentes – poinçons et arbalétriers apparents -, les maisons, richement restaurées dans un souci de respect du patrimoine, s’imbriquent les unes aux dessus des autres. Les portes et les volets sont clos, les hautes herbes fleuries envahissent les terrasses aménagés entre les chalets. Sur le pan de prairie décaissé et aplani qui sert du parking, deux voitures immatriculées en Belgique.
Sous le bosquet de frênes, les moutons, couchés. Malgré l’altitude, la chaleur suffoque et brûle. Dans l’ombre, les animaux cherchent ce qu’il reste de fraicheur à la terre. Pattes repliées sous le ventre, ils s’étirent de tout leur long pour poser le menton au plus loin contre le sol. Clac régulier de l’électrification des filets de clôture et, venu du versant opposé, vrombissement des tronçonneuses.
La mousse se momifie sur le mur de pierres sèches. Des bouffées d’air tiède sucré montent du pré humide. Les vaporeuses fleurs blanc crème des reine-des-prés se balancent au somment de solides tiges rougeâtres. Au bord du chemin, les pissenlits étalent des rosettes de feuilles dentées immenses. De leurs coeurs émergent des boules d’akènes plumeux gros comme des poings fermés. Les plantains aux épis gigantesques, les larges plateaux des fleurs d’achillée millefeuille, la chaleur violente et précoce après les longues pluies du printemps ont engendré des plantes à la générosité presque monstrueuse.
Les hautes roues crantées d’un 4×4 soulèvent la poussière grise du chemin de terre. A l’avant deux hommes maigres et noueux, visages burinés. A l’étroit à l’arrière, deux gaillards plus jeunes ballotés par les cahots des ornières. Arrivés au refuge, les hommes s’attablent à la terrasse. Ils attendent les femmes, venues à pieds. On cherche à reconstituer les couples. Le costaud tatoué avec la femme tatouée, la brune en brassière, ventre et épaules enduits d’une crème solaire aux reflets nacré, avec l’autre costaud aux lunettes sombres. Le plus âgé seul – il n’y a que 3 femmes – et l’homme qui conduisait la voiture, les autres l’appellent Paul, avec la femme qui porte une gourde en bandoulière. Ces deux semblent des habitués. Ils saluent le gardien d’un « Salut Manu » et commandent « une bouteille de Chignin pour commencer ! ». Le gardien apporte les verres et le vin frais. Un petit chien noir et blanc descend le chemin. « Mascotte, le vieux border collie des bergères, il vient souvent me rendre visite. ». La femme de Paul demande : « elles ont combien de moutons cette année ? » mais Manu est déjà reparti en cuisine. Un homme qui sort du refuge et s’apprête à lacer ses chaussures répond : « Un peu moins de 1000. Elles ont réduit le troupeau. C’est toujours la mère et la fille mais la mère va sur ses 80 ans et elles n’ont plus qu’un seul patou. Les chasseurs ont vu des loups cet hiver. » Paul repose brutalement le verre qu’il brandissait pour trinquer avec ses amis : « 80 ans ! L’âge de ma mère ! ». Il se retourne vers sa femme : « Quand je vois comment elle est. »
Merci pour la balade, on y est, plus précisément, j’y suis comme chez moi 😉