
- L’attente est morte.
- Elle n’avait que trop vécu.
- Trop longtemps.
- Il faut y aller.
- Il est l’heure maintenant.
- L’heure de.
- Se jeter vers.
- L’au-devant.
- Sans savoir.
- Surtout ne rien savoir.
- Ne rien demander.
- Ne rien attendre.
- L’attente est morte depuis longtemps.
- Y aller.
- Aller de l’avant.
- Y aller maintenant.
- Ecrire est un jeu.
- Ni écrire sur. Ni écrire pour. Ni écrire avec. Ni écrire pendant. Ni écrire sans.
- Ecrire. Point.
- Ecrire dans l’en-avant. Où il n’y a rien. Où tout reste à.
- Ecrire devant soi.
- Il est mort, je n’étais pas né.
- Repars de là. Ne regarde pas derrière toi. Avance. Derrière toi, il n’y a rien. Il est mort. Tu n’étais pas né. Derrière toi, il n’y a rien.
- Tu n’as jamais vécu à ses côtés. Jamais entendu le son de sa voix. Jamais touché la peau de ses mains. Jamais embrassé sa joue. Jamais sauté sur ses genoux. Jamais vu le temps creuser des rides sur son visage. Jamais la maladie le ronger. Jamais son corps froid. Jamais mort. Avance.
- Je le connais par ouï-dire. Ce que l’on m’a raconté. Vrai ? Faux ? Exagéré ? Inventé ? Qu’est-ce qui, dans le roman familial, relève de la fiction ?
- Le bridge se joue avec cinquante-deux cartes. C’est un jeu dit de levées.
- Le bridge est un jeu d’enchères. Là est le nœud. C’est un jeu qui attend des joueurs qu’ils se projettent. Qu’ils se prononcent. Qu’ils annoncent, cartes en main, le nombre de levées qu’ils entendent réaliser.
- Puis les joueurs devront se tenir au plus près de leur annonce. S’en approcher le plus possible. Réaliser le contrat.
- Le bridge est un jeu où l’on regarde devant en se donnant une contrainte.
- Ce pourrait être un jeu d’écriture.
- Je ferai tant de levées. J’écrirai tant de lignes numérotées de 1 à. Combien ? 1000 ? On parie ?
- Viennent les questions : y parviendrai-je ? Ai-je eu raison d’enchérir à cette hauteur ? N’ai-je pas présumé de mes forces ? Ai-je placé une trop grande confiance dans mon jeu d’écriture ? Me suis-je menti à moi-même ? Suis-je présomptueux ? Arrogant ? Ou au contraire, ai-je eu tort de ne pas enchérir alors que mon jeu s’y prêtait ? Suis-je trop timoré ? Quelle main invisible a freiné mon ardeur ? Qu’est-ce qui m’a fui ? Qu’est-ce que j’ai fui ? Suis-je réellement un joueur ?
- Dans sa chambrée, lorsqu’il ne pouvait pas voler, soit que le plafond était trop bas, soit que l’avion était cloué au sol à cause de problèmes techniques, il jouait au bridge avec ses camarades. Pour passer le temps. Ils jouaient. Point.
- Piloter un avion n’est pas un jeu. Surtout pas un bombardier Bloch 210. Et surtout pas pendant la période d’essai et de mise en service de cet engin de 10 190 kilos, d’une envergure de 22,80 mètres pouvant transporter 1 600 kilos de bombes, atteindre une vitesse de 335 km/ h et voler jusqu’à 9 900 mètres d’altitude.
- Faire décoller ce mastodonte était une gageure. Il y eut de nombreux accidents à cause de moteurs manquant de puissance. Lever un tel monstre n’allait pas sans risque. Tous le savaient. Lui aussi le savait. Tous savaient qu’ils pouvaient finir écrasés sous des amas de tôles. Lui aussi le savait. Mais ils y allaient. Ils y allaient quand même. Et lui aussi il y est allé. Ils obéissaient aux ordres. Voler avait été leur rêve. Ils en avaient fait leur métier.
- Tu voles de mot en mot. De lien en lieu. Tu ne sais pas où tu vas. Mais tu dois continuer. Continuer quand même. Quel que soit le risque. Avancer.
- Dis-toi que tu ne vas nulle part.
- Que simplement, tu vas.
- Peut-être écrire son histoire. Ou peut-être pas.
- Je me méfie de mes propres souvenirs. Ai-je bien entendu ? Bien compris ce que l’on me disait de lui ? Qu’il était un peu casse-cou au volant de sa moto ? Que, survolant le bourg où sa femme exerçait son métier d’institutrice, il décrochait de l’escadrille et frôlait en rase-motte le toit de l’école ? Que, alertés par le vrombissement des moteurs, tous les enfants surexcités couraient dans la cour de récréation pour le voir passer ?
- Q’est-ce qui, dans un roman familial, relève de la fiction ?
- Les photos, parce qu’il y a des photos, disent-elles la vérité ? Toute la vérité ? Le jurent-elles, main levée ?
- A tout le moins, elles montrent des fragments de réalité. Elles le montrent dans des moments de sa vie. Ce sont des photos en noir et blanc bordées d’une marge blanche. Certaines dentelées. D’autres pas. Conservées encore aujourd’hui dans un portefeuille en simili cuir noir. On le voit en habit militaire puis en civil. Au pied de son avion ou dans le cockpit au poste de pilotage. On le voit en train de lire dans sa chambrée. On le voit faisant du ski avec des camarades. On le voit sérieux. On le voit sourire. On le voit oser un regard amoureux vers celle qui va devenir sa femme. On le voit dans toutes sortes de situations. Le visage radieux. Le visage blême. Les traits tirés. On devine sur son visage les traces de la maladie. On les redoute.
- Sur toutes ces photos, il existe. Mais qu’est-ce que ces photos disent réellement de lui ?
- Je ne sais pas.
- Et si je me mettais en tête d’écrire à partir de ces photos, est-ce que j’en apprendrais davantage sur lui ?
- Qu’est-ce que mon écriture me dirait de lui ?
- Quel personnage naîtrait d’entre les mots ?
- Il pilota un « cercueil volant » à ses risques et périls. Il fit du ski lors d’un stage en montagne. Il épousa ma grand-mère. Il survola le désert marocain. Il contracta la tuberculose. Il jouait au bridge avec ses camarades. Plus tard, convalescent, avec ses amis. Quelque temps après, il mourut.
- On peut jouer au bridge avec un mort.
- De quoi écrire est-il le nom ?