Je suis resté posté derrière le premier pilier du pont de chemin de fer en arrivant de l’avenue de Lyon et Etiennette a continué un peu sa route, en regardant de tous côtés. Elle est inquiète, Etiennette, son travail à la Trésorerie la met aux prises avec les souteneurs, comme elle dit, et certains ne sont pas d’accord pour payer l’amende. Elle, elle est ferme, comme les piliers du pont de chemin de fer, elle le dit parfois comme ça, le soir. Alors, ils la menacent. Quand on arrive à cette saison où il fait nuit tôt, elle a peur d’être suivie. Surtout au moment de passer sous les grandes voies ferrées qui vont vers Bordeaux et Paris, il y a des coins d’ombre et quelqu’un pourrait s’y cacher. Avant, c’est la ville, on n’oserait peut-être rien lui faire. Mais après, c’est le faubourg et ce n’est pas tout à fait la même loi…
J’entends le rire d’Etiennette quand on arrive à l’angle de la rue Béteille. Elle renifle l’air humide puis elle fronce le nez et elle remue la tête. Dommage qu’elle parte trop tôt le matin pour aller y faire un tour de marché. C’est la saison où on y trouve les grosses pommes à l’anis. Il paraît que ça sent bon de la place Béteille jusqu’au faubourg ! Ah, ça ferait tellement plaisir à Yvette et à Jeannette si elle en ramenait à la maison. Mais là, c’est déjà le soir, le marché est fini depuis bien longtemps et le parfum des pommes à l’anis n’est même pas resté dans l’air, pourtant humide…
Je prends le bras d’Etiennette comme nous arrivons à la montée de l’église. Elle écoute comme moi le bruit encore lointain de la borne à eau. D’abord, elle a cru que je frissonnais à la vue de la grande maison Roquelaine en repensant au jour où la milice s’était réfugiée sur son toit, juste avant la libération… Et ça mitraillait ! Elle a même froncé les sourcils en me regardant, Etiennette… Si on écoute bien, on se rend bien compte que ce sont des rires. Penser encore à la guerre alors que ce sont seulement des gosses qui jouent un peu à faire un palmier rafraîchissant avec la borne à eau !
Je lis à haute voix le panneau de la rue Jules-Lemaître et Etiennette soupire en pensant à son amie Jeannette, qui ne s’est jamais mariée. Celle-là, aller s’enticher du docteur ! Oh lui, il en a bien profité, chaque fois qu’il allait chez elle et elle qui le faisait venir sous le moindre prétexte !… On aurait dit qu’elle frôlait la mort à chaque fois. Et puis, aussitôt après, elle filait encore en pantoufle chez sa grande amie Etiennette –quand on était samedi ou dimanche, bien sûr, les autres jours, c’était la Trésorerie ! – pour lui raconter en rougissant tous les examens que se permettait le docteur sur elle… Mais on ne pouvait rien dire, il était docteur n’est-ce pas ? Et elle levait les yeux en souriant aux anges et Etiennette, elle, fronçait les sourcils…
Je fouille dans mes poches pour trouver un ticket de bus car nous sommes arrivés au terminus du douze et il faut que je reparte, moi, vers le centre. Etiennette, elle, regarde pensivement dans la direction de Croix-Daurade. On entend une cloche au loin, qui sonne le glas. Elle se met à fredonner un air dont je ne saurais dire s’il est gai ou triste… Elle m’explique, c’est ce genre de chose que fredonne son oncle qu’elle aime tant, auprès des lits des moribonds, là-bas, à Croix-Daurade.
C’est étrange, cette succession de situations où l’on accompagne Etiennette. Dans les rues de Toulouse, me semble-t-il. Cette proposition d’écriture a la consistance des rêves…