Sans le savoir, des nuits entières, nous marchâmes, l’un vers l’autre. À peine close la paupière du monde, vêtus tantôt de grands manteaux fourrés, tantôt de simples chemises laissant voir tout de notre carnation pâle, de notre désir, de nos secrets, nous nous engouffrâmes dans la forêt à la recherche de l’illusion d’une approche, d’un frisson, de l’autre. Nos os furent parfois gelés dans cette transe qui nous joua depuis l’instant où nous nous étions aperçus au midi d’un mot, mais notre peau souvent nous brûla au cœur de la nuit d’hiver, nous obligeant à quitter le lit, la maison, la ville, à chercher comme des bêtes égarées par l’incendie, un étang, un souffle, une ombre sous la lune, nuit après nuit. Nous fûmes de plus en plus rapides à nous mettre en chemin, sans que jamais la distance entre nous ne diminuât. Nous flairâmes, oui, cela arriva, une trace de notre passage, nous manquant de quelques instants, mais ce seuil frôlé, nous l’ignorâmes. Nous marchâmes sans le savoir, démunis, hasardés, effarés et libres tout autant de ne pouvoir rien emporter de connu, de familier, de théorique avec nous qui ne fut sitôt défait par les cailloux invisibles et coupants des sentiers, par les croix des carrefours, par la soif implacable de nous boire. Notre ignorance de ce qui advenait, nous grisa d’abord, mais bien davantage celle de la présence à quelques pas de là de l’autre que nous appelions sans y croire. Nuit après nuit, tant que dura le printemps, le vert des arbres nous parvint en aiguillées pleines à travers l’obscurité. De ne rien voir, et surtout pas l’autre dont nous étions irrémédiablement blessés, nos sens s’avivèrent, au point que la forêt tout entière nous entra dans le corps et dans l’âme par l’oreille et les narines, par la peau, spongieuse comme les mousses. L’un vers l’autre, nous marchâmes des nuits entières, et le jour venu, nous nous croisions sans prononcer un mot, sûrs de l’indifférence de l’autre, de la solitude parfaite des courses nocturnes, des bois noirs du rêve qui devint, à force, souple comme cuir dans nos mains fiévreuses. Des nuits entières nous marchâmes l’un vers l’autre sans le savoir. Ces battues sans pareilles nous laissèrent exsangues, épouvantablement satisfaits et insatiables pourtant, et nous attendîmes le soir avec des impatiences de jeunes épousées, de fumeurs d’opium, de femmes de marins le regard perdu tout le jour sur cet unique horizon : la nuit, la nuit aux sentiers entrelacés, aux lacs pleins de lunes, aux arbres marqués de l’odeur qui, seule, nous rassasia en augmentant d’autant notre appétit.
magnifique (tout simplement) !
Merci pour cet accueil chaleureux ! Je me demande si je n’ai pas un décalage horaire : j’ai l’impression d’être la seule à m’être commise avec le passé simple …
merci pour ce règne animal et le passé simple qui participe au lyrisme de la marche.,
Sacrée forêt que le désir…
ce passé simple justement nous prend ligne après ligne, comme un présent dans le passé, comme soulignant l’éphémère de cette marche en désir
J’espérais bien qu’une renarde passant par là mesurerait l’ampleur des dégâts et leur immédiateté. Merci Françoise.
La soif terrible et jamais assouvie de la fusion. Ta si belle écriture ! Merci à toi! 🙂