Ces voyages sont sans retour. La vie aux yeux ouverts, une peau déjà sèche qui tient encore ça et là par des points d’habitude, une écorce morte dont les veinures protègent encore, donnant le change du vêtu au grand jour, tandis que nous sommes disparus, un dernier rempart diaphane qui promet de tomber en lambeaux jaunes au premier vent un peu fort et qui ne tromperait pas longtemps un regard avisé, s’il existait. Mais qui pourrait nous voir qui ne soit pas, à notre image, en train d’arpenter la nuit, même en plein midi ? Et alors ses regards seraient tournés en dedans et non point scrutateurs, n’ayant plus de temps, plus d’air, plus de feu à donner au simulacre des journées. Pour qui marche dans ses nuits, il n’y a plus d’aguets ailleurs que dans la nuit. Il n’y eut bientôt plus d’histoire, plus de souvenirs, plus d’archive : cela n’avait jamais commencé, nous avions toujours marché l’un vers l’autre sans le savoir dans les nuits. Nous confondions alors le sommeil et la mort. On ne sait comment, nous nous réveillâmes, les yeux rapides sous nos paupières, pour ne plus jamais nous endormir à nos songes.
De ne rien voir, et surtout pas l’autre dont nous étions irrémédiablement blessés, nos sens s’avivèrent, au point que la forêt tout entière nous entra dans le corps et dans l’âme par l’oreille et les narines, par la peau, spongieuse comme les mousses. Ce qui changea n’avait finalement plus rien à voir avec notre travail, notre entourage, nos convictions, notre localisation sur une carte ou un globe, nos goûts, notre personnalité, le récit bien rodé de notre histoire, nos plaisirs organisés, nos croyances. Ce qui, naguère, nous eut heurtés, occupés comme un pays, une armée, révoltés, emplis de rage brouillonne et d’ambitions belliqueuses devint un écho vague. Ceux que nous étions, en un clin d’œil, eurent disparu de la circulation. En leur place, nous sommes. D’abord il fallut l’ondoiement des prés sous le soleil changeant, l’immobilité des pierres dans les quatre saisons d’un cours d’eau, le silence de la neige, pour nous figer, nous absorber, nous comprendre, nous ôtant la vue pour ne nous laisser que la vision et nous ramener, comme des bêtes égarées à la nuit en plein jour… et que reprenne la marche tandis que le sac de notre apparence, oublié sur un banc, contre le parapet d’un pont, près d’une vitre glacée, suffisait à donner le change de notre présence, comme un traversin sous les draps. À présent, le ravissement nous guette à la moindre herbe entrevue, dans l’ombre malade des arbres de la ville, dès la brusquerie d’une averse. Ainsi enlevés, soulevés, épris, nous sommes devenus la nuit, la marche, l’autre.
Merci Emmanuelle pour ces écrits aux allures de mystère et de rêves.
et comme il résonne, chemin faisant, ce texte — à l’heure où j’ai besoin d’une pause et de distance — où je me retourne sur un ensemble de quatre ou cinq cycles, d’été 2023 à celui de 2024, qui ont vu naître un personnage qui ne me lâche pas vraiment — enfoui sous un fatras de notes qui ont muté en entrées de journal, en mur FB, en blog bug — voire en correspondances locales pour le canard du coin — le tout pour un « écho vague », oui — c’est si fragile, Emma — ce personnage, enfant des limbes, un ancêtre mort-né, ou tout comme, il y a près d’un siècle, et qui n’a laissé que peu de trace — sinon intérieure — ou qui l’a réveillée — et le plus difficile, c’est de se rejoindre, lui et moi — c’est de se rassembler dans les textes et les notes d’ateliers, mais lesquels — et alors, oui, peut-être, et d’autant plus que c’est déjà écrit dans ces foutus textes d’ateliers — « de rage brouillonne et d’ambitions belliqueuses » — on s’écrira d’autant mieux qu’on n’aura pas besoin d’en trouver la force perdue — en salut amical