boost #11ter | La Ville-Feuille de nuit (variation 2) : trois voix dans le noir

La Ville-Feuille de nuit (variation 2)

Le Veilleur

Je ne sais pas quand ni où ils surgiraient. Au détour de quel sentier, à la rugosité de quelle pierre, de quel arbre noueux, au velouté ou à la fraicheur de quelle feuille, à l’odeur de quelle charogne, ou au parfum de quelle fleur de nuit. A quoi ressemblerait le mien ? Et les autres ? Quelles images surgiraient sur l’écran noir de la nuit dans le dédale de nos esprits ? Mon corps porte la mémoire de ce territoire à force d’arpenter. La nuit est fraiche. Mes pieds et mes mains recomposent le paysage. Mais la nuit ajoute de nouvelles odeurs, de nouveaux parfums à ma cartographie. Je flaire la nuit et je guette, impatient, les rêves qu’abrite la Ville-Feuille.

Rêve de la Conteuse

C’est elle, la petite fille, derrière la porte d’entrée, entre le chien et le loup d’un soir d’été. Mêlée du ciel rosé et des herbes coupées. – La fillette dort. – C’est l’été et ce n’est pas l’été. – Sous les petits pas crissent les graviers. – La grille noire grince. La rue écoute : elle est vide et profonde. Elle ne s’arrête jamais. Elle dévore tout sur son passage. C’est l’été au carrefour des trois maisons, et ça ne l’est pas. La forêt n’est pas loin. – A travers les carreaux des fenêtres fermées, des ombres. – La fillette dort. – La voisine vaque dans l’obscurité de sa salle à manger. – Plus haut dans le jardin, la tourterelle roucoule. C’est l’été, dans le jardin. – La petite fille, les trois maisons, la rue vide, la tourterelle : la scène est en place. Le Petit Poucet a trois cailloux dans sa poche, un pour chaque maison. La rue s’est tue, fatiguée d’avoir trop couru. La petite fille pleure. Elle joue sa partition. La rue l’avale et soupire. – La voisine comprend ou du moins croit comprendre. – Elle rassure. Cavalcade des ombres dans les escaliers. Pluie d’été. Les larmes sont sorties de leur lit. Le cœur déborde. Le père a eu honte, dira-t-il plus tard. Le soir et l’enfant tombèrent. La mère elle ne sait plus. La fillette dort, ou pas. La voisine vaque. 

Joséphine, La Tisseuse

J’ai peur. J’ai beau écarquiller les yeux mais rien n’y fait. Malgré la présence rassurante du Veilleur.  La nuit défait les mailles du jour. Retisser le territoire à force de mémoire. Recouturer les parties de ton corps morcelé dans le noir, et les raccorder aux pas sur le sentier et à la respiration des cinq autres. Ce qu’il faudrait. Alors j’ai caressé la peur, pour l’apprivoiser. J’ai peuplé mon esprit en dérade de paysages lointains et intimes : une maison de bord de mer au toit rouge avec des rires de femmes et d’enfants dedans, les galets bleus dans le frais soleil des hivers où les pas se posent neufs sur le sable, le parfum des roses trémières…

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. J'anime des ateliers d'écriture au lycée et maintenant un peu ailleurs. C'est l'horizon mais beaucoup de chemin encore !