Te souviens-tu de ce champ où nous allions rêver dans notre enfance ?
C’était au bout d’une traverse sur le chemin qui mène à la rivière
Un champ de fleurs et d’insectes avec un arbre immense en plein milieu
C’était quoi ? Un chêne je crois – c’était un immense chêne qui transperçait le ciel
L’été de nos onze ans je me souviens d’une odeur
je ne sais plus si c’est l’arbre ou la terre ou l’herbe ou tes cheveux
je ne sais plus elle est un mélange de souvenirs enrobés de sucre
Je me souviens aussi d’une caresse sur mes lèvres
le vent sans doute ou ta bouche ou l’écorce de velours de l’arbre géant
celui-là même qui nous servait de refuge à l’ombre duquel
le monde se dépliait et notre vie se dessinait en couleurs
La ville n’existait pas quelques maisons lointaines tout au plus
c’était peut-être un esprit qui nous accompagnait nous jouions dans les herbes
dans les branches derrière les rochers nous dansions comme des roseaux
Nous courrions sans jamais nous arrêter comme si nous étions devenus
des courants d’air – oui c’est ça – des souffles d’énergie sans aucune attache
et puis l’été a passé l’eau de la rivière a coulé et nous avons oublié
Te rappelles-tu cet arbre ? Je l’ai cherché mais il a disparu
Je suis retourné au bout de la traverse sur le chemin qui mène à la rivière
ce n’est plus une traverse il n’y a plus de rivière et le champ de fleurs
a disparu lui aussi je ne l’ai pas trouvé comme s’il s’était envolé
À l’endroit du champ un immeuble a poussé un bel immeuble avec une façade blanche
un immeuble si haut qu’il transperçait le ciel comme l’arbre que je cherchais
te souviens-tu de l’arbre géant de notre enfance ? Comment as-tu pu l’oublier ?
J’ai bien regardé l’immeuble il ressemblait à notre arbre
un petit garçon se tenait derrière une fenêtre il me regardait d’en haut
il me disait quelque chose je n’ai pas compris il parlait si doucement
Je crois qu’il te cherchait il se demandait où tu étais passée
il disait que le vent un jour lui avait raconté l’odeur dans tes cheveux
L’hiver de nos quatre-vingt-quatre ans j’aurais voulu retrouvé cette odeur
pour la rendre à l’enfant parce que je le sais elle était sienne
je l’ai perdue comme je t’ai perdu je ne te retrouve plus
Ce n’était rien qu’un champ et un arbre, je ne sais plus bien
Un chêne peut-être je ne me rappelle plus

Photo de Joel & Jasmin Førestbird sur Unsplash
l’enfant à la fenêtre de l’arbre, ce parfum des cheveux ( « L’été de nos onze ans je me souviens d’une odeur
je ne sais plus si c’est l’arbre ou la terre ou l’herbe ou tes cheveux « ) oscillation et prégnance du souvenir. Un oubli qui se souvient , une grande douceur
Ce texte remplit d’images délicates, il essaie de combler les creux de la mémoire, et se remplit de tant de sensations, d’amour et d ‘humanité, que finalement c ‘est plaisir de combler le temps qui passe de ces bribes qui finissent par redéfinir un univers sensible et poétique . Merci.
C’est au bord des larmes que je lis ton texte Jean Luc, mon dieu que c’est beau, je me suis sentie comme enveloppée par ce temps à deux et ces paysages, merci mille fois.
Et cette photo aussi, cette photo.