Les jours finissaient tard ces temps-ci, les nuages du soir s’effilochaient dans la cime des arbres et les enfermaient dans des toiles d’araignées géantes. Les orages de printemps avaient détrempé la terre rouge collante et les pluies torrentielles avaient creusé des rigoles au milieu du chemin. Mais nous avions décidé en commun de nous aventurer à pied jusqu’au village prochain, et ce fut fait. L’air était doux et personne n’avait peur du loup ni des chiens errants ni des chats sauvages. D’ailleurs personne n’avait peur de rien. Les petits passèrent devant en riant, suivis des grands qui tempérèrent le rythme de la marche. La nuit était tombée et on ne distingua plus les contours des arbres ni les bords du chemin, le ciel noir se confondit avec la terre. Les rires s’éteignirent, les chuchotements bruissèrent dans le noir, des petits cris de surprise perlèrent dans le silence de la forêt. Nous nous concentrâmes sur nos pas, nous veillâmes sur notre équilibre, nous nous serrâmes comme un troupeau de moutons fantôme. Nous traversâmes ce rideau sombre devant nous, les bras tendus vers l’avant, nous frôlâmes le feuillage tendre des noisetiers, nous touchâmes la mousse humide, coussin dentelé lové dans le creux des pierres, et les branches des genévriers nous griffèrent au passage. Les rayons fins d’une lune montante avaient du mal à percer la végétation dense. Nous étions noyés dans une opacité diffuse, mais nos sens nous ranimèrent, nous respirâmes l’odeur sucrée d’un chèvrefeuille, nous respirâmes l’odeur terreuse des girolles qui devaient border le chemin, nous aperçûmes un léger arôme de fraises des bois écrasées sous nos pas. Un oiseau s’envola au-dessus de nos têtes, les ailes déployées agitant le feuillage dans un bruit de vagues déchaînées. Ses cris stridents nous sidérèrent, des coups de sirène dans le silence de la forêt. Et la peur monta. On ne parla pas de loup ni de bête du Gévaudan. C’était une peur irraisonnée, inconsciente, qui nous troubla. Rester ensemble. Marcher d’un même pas. Dominer ce sentiment d’effroi qui semblait s’installer dans le groupe. Ce n’était qu’un oiseau ! Mais les commentaires fusèrent en douce, c’était un aigle avec des griffes assez puissantes pour enlever un agneau, c’était un vautour qui nous prenait pour un troupeau de moutons, c’était une buse, peut-être celle qui avait tué le coq dans le poulailler du voisin, les petits commencèrent à pleurer, il fallait les prendre dans les bras pour rassurer, expliquer, raconter des histoires de rossignols aux chants nocturnes, de pigeons roucoulants, d’alouettes qui montaient au ciel de bon matin en vocalisant…Et si on chantait, nous aussi ? Et nous avançâmes, toujours groupés serrés, d’un pas hésitant, puis prenant de l’assurance, les petits gazouillaient et sautillaient sur le chemin, l’envie était revenue. Le forêt s’effaça, le sentier entra dans un pré moelleux, ça sentait bon l’herbe mouillé, et au loin nous aperçûmes le clocher du village auréolé des rayons timides de la lune.