# boost#15 | Au bout de mon aiguillée

Tirer l’aiguille. Et derrière moi voilà des millions de têtes penchées mimant la dentellière de Vermeer, yeux écarquillés dans la lumière descendante, portant camisole et coiffe, berthe de dentelle délicate aux épaules, puis il y a la Singer aux pieds de fonte tarabiscotée dans l’appartement de Nice et ce jeu interdit d’appuyer sur la pédale pour savourer le doux cliquetis de l’aiguille piquant dans le vide. Il y a aussi ces petites dames chics dont je me sens la complice, rentrant dans leur HLM sur leurs souliers à talons et qui savent coudre, et tellement fières vendent ce service à de grandes maisons pour pas si cher mais pour l’amour du beau du bien fait du plus que parfait, elles quittent donc leur banlieue dès potron-minet et se rendent dans les hauteurs secrètes d’un immeuble de l’avenue Montaigne, dans le silence chantant des ateliers où elles ont mission d’ exaucer les caprices les plus fous de Monsieur ou Madame… et leurs yeux perlent des larmes et elles murmurent C’est mon modèle… lors du défilé. Au bout de l’aiguillée, il y a Rose qui aurait tant aimé en être ou monter son affaire, la Ddass lui ayant enseigné la couture mais pas donné les moyens d’une machine à coudre, au sortir de l’orphelinat, elle a donc dormi dans les bois et gagné sa subsistance avec les ménages toute sa vie, « pas pu, pas les sous » concluait-elle gaie et chantante, Mimi Pinson frottant les sols…Il y a cette vieille tante un peu pimbêche, autrefois première d’atelier qui ne lâchait pas sa machine quand on allait la voir sauf pour préparer et boire un lapsang fumé dans une porcelaine de chine transparente, se plaignant que sa vue baissant, elle ne pourrait plus continuer bien longtemps et pourtant l’absolue perfection sortait encore de ses mains pour le contentement de ses deux dernières clientes, la vieille Line Noro et cette sublime épouse de banquier qui avaient passé commande en pointant du doigt une photo dans Jours de France, et démerde-toi avec ces falbalas risibles. Selon elle, la vieille Coco avait fixé les règles définitives du chic et bien que pauvre, elle n’en dérogeait jamais, fidèle à l’unique longueur admise par ce chic : au genou. La dégringolade sociale  aussi a de la pudeur. Au bout de mon aiguillée, il y a son air absorbé dans les allées de chez Rodin et ses mystérieuses exigences c’est pour une robe en biais, j’ai besoin d’une grande laize, il me faut aussi du twill et du coton de triplure, l’œil s’égare parmi les rouleaux vibrants qui convoquent la gourmandise : crêpe, velours dévoré, mousseline, chantilly… avec des noms d’oiseaux : gazar, charmeuse, organza, étamine… ils invitent au voyage : ottoman, radzimir, shantung… Et l’enfant laisse errer ses mains sales sans qu’on la voit, c’est que les tissus l’appellent et vivent , les soies fuyantes et fraîches sentent le cheveu, le velours caresse, la laine est chaude et sèche. Chez Rodin, les mannequins miniatures juchées sur les étals bras en l’air mettaient en scène des envolées de mousseline, des coulées de satin, et des transparences d’organza. C’est que les tissus parlent, et craquent, crissent, frottent, frôlent, bruissent ou soufflent. On a pris goût aux finitions complexes et on leur accorde le temps qu’elles réclament, ce que coûte un vêtement en heures de travail est incalculable, suivez mon regard vers la Chine où des mains expertes abattent une besogne colossale qu’on achète à bas prix en trouvant ça tout naturel…

Au pays de la mode, les poches se plaquent plus facilement que les amants, les coutures se fendent et se font à l’anglaise, les angles se dégarnissent mieux que des crânes, le fil va droit, les courbes se crantent, les cols se rabattent, ont des pieds et savent d’où ils viennent — français, anglais, italiens, les pannes sont de velours, les revers ignorent le tennis ou la fortune, et faire une toile ne se passe pas au cinéma.

Je sais bien que derrière ce goût se profile la sœur de cette tante, ma grand-mère qui a fondé une maison de couture à la fin de la première guerre avec l’argent prêté (ou offert ?) par Poiret dont elle était la première vendeuse, je ne l’ai pas connue, j’ai encore un rouleau de ses étiquettes en satin brun brodé d’ivoire Madeleine Monjaret Paris. Deauville. Monte-Carlo. La voilà, en deux lignes, sortie de l’oubli où elle avait sombré. Trois de ses malles me suivent encore, remplies de dentelle jaunie, de lourds lamés glacés qui dégagent une désagréable odeur métallique, de grosses bobines de fils d’or, des mantilles et écharpes inouïes, un incroyable coupon noir brodé de pommes d’or digne d’un conte, des kilomètres de galons et rubans dont je ne sais que faire sans pouvoir m’en séparer. Plus une seule robe, je les ai piétinées dans la bouse lors d’inénarrables après-midis costumés à la campagne, plus une seule paire de chaussures, sacrifiées aux jeux enfantins elles aussi… Mon amour insatiable des tissus et des imprimés me vient de ce côté paternel de la famille, le précieux, le sophistiqué et l’un peu snob… et ces dix ans à chroniquer la mode pour un quotidien, hasard ou prédestination ? Un vrai défi d’écriture dans tous les cas… et c’est là, dans ce creuset bourré des plus beaux chiffons du monde qu’a poussé un peu la fleur de l’écriture, alors quoi ?

Coudre encore… antistress inégalable, barrière absolue contre tous les désordres intérieurs et extérieurs, quand écrire ne se peut. Il y a dans l’exercice de la couture et la manipulation des étoffes quelque chose qui réquisitionne si fort mon attention qu’en dépit d’un sentiment de futilité, je ne saurais y résister. …
Tirer l’aiguille et un grand calme soudain, la pointe acérée de l’aiguille transperce l’étoffe, le fil silencieux et docile sinue pour cheminer au travers, le tissu est soumis entre les doigts, voilà tout ce qu’une couturière domine, peu de choses à vrai dire, mais cap à la perfection… Son cœur s’arrête quand elle coupe l’étoffe, tout se joue là, le geste fatal est au bout des ciseaux, on n’aimerait pas gâcher comme le cuisinier qui met du foie gras dans ses recettes, le foie gras de la couturière, c’est d’abord son temps… 

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement, beaucoup plus sérieusement depuis la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

6 commentaires à propos de “# boost#15 | Au bout de mon aiguillée”

  1. C’est magnifique ! Ton fil de mots plein de lumières. Tu le coupe, le couds, le brodes quand ce livre à nous tirer des larmes douces ? Ton aiguillée laisse là longtemps traverser les pages ( avec un fil ouvrir des vies et des jardins d’enfance )

  2. Très touchée par cet hommage aux petites mains grandes mains, à cette haute couture belle écriture, l’amour des tissus, cette promenade dans les plis et les retombées des tissus, l’évocation des gestes savants des ouvrières invisibles, aux petits points.