La borne à eau est bordée d’une nervure, comme un bracelet qui luit dès qu’on l’éclabousse un peu. C’est rare de la voir briller ainsi le jour, elle est trop à l’ombre des maisons du bout de la rue Sainte-Hélène… Sainte-Hélène ! Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire de sa vie, celle-là ? Moi, j’aime bien venir la nuit, il y a toujours des lumières qui passent et ça lui fait des éclats, à la borne ! Oh, j’aimerais bien un bracelet comme ça mais il ne faut pas trop que je compte sur Ernest pour me l’offrir…
C’est bien rond, une borne à eau, ça donne envie de la caresser. En plus, celle de la rue Sainte-Hélène n’est pas trop écaillée encore, on peut s’y frotter agréablement. Et puis, elle est à la bonne hauteur, même si Berthe est un peu petite pour elle… En tout cas, elle, elle était prête à y venir avec moi, je suis assez fier de ça. La borne, c’est mon monument à moi. Les autres, ils ont des monuments aux morts, moi j’ai un monument de vie !
Dire qu’à certains moments, il y en a qui y passent des heures entières, à la borne à eau, obligés de se serrer les pieds contre la bordure de pavés qui canalise l’eau qui sort. C’est qu’il y a de la pente en bas de la rue Sainte-Hélène ! Je m’y arrête parfois, juste pour le plaisir, en rentrant de la trésorerie. A certaines saisons, le soir, le soleil y arrive pile et alors elle change de couleur, la borne à eau, elle n’est plus verdâtre comme d’habiude, elle prend une couleur brun-doré. Il arrive alors que des enfants viennent jouer et fassent jaillir de l’eau. Elle me fait penser au petit palmier qui pousse au jardin, un palmier qui oserait pousser en pleine rue…
Ils devraient les faire plus hautes, les bornes à eau ! A mon âge, c’est dur de se pencher pour actionner la petite manivelle du dessus. Mais c’est tellement agréable de la tripoter, elle est ronde et douce, la petite manivelle du dessus. Quand on se penche, on n’est pas sûr qu’elle va se laisser faire, il faut trouver le coup de la tourner d’un mouvement bien rond. Parfois ça résiste, il faut même changer la position de ses jambes pour avoir plus de force. Mais parfois, tout d’un coup ça vient et on entend l’eau qui chante en jaillissant !
Ah, la corvée de la borne à eau ! C’est toujours à moi de m’y coller quand les derniers clients sont partis ! Ah, cette colonne plate, avec deux rainures verticales de chaque côté qui ne me servent à rien puisque ma petite citerne est ronde… forcément, pour qu’elle puisse se tenir sur l’arceau au-dessus de l’évier où je dois laver tous les verres du café. Alors, pour la remplir, je m’efforce de la caler contre la borne plate avec mes genoux, jusqu’à avoir mal jusqu’aux hanches et je rêve alors d’une borne à eau féminine, qu’on aurait imaginée comme un corps de femme, incurvé et prêt à accueillir ma malheureuse citerne, sans qu’il y ait besoin de la caler en force…