#Recto Verso#
1# Recto
À la station « La Courneuve – 8 mai 1945 », au terminus de la ligne 7, quelques voyageurs, une dizaine seulement par wagon, descendent de la rame.
Hommes et femmes, jeunes et vieux mélangés, téléphone à la main, écouteurs sur les oreilles, gravissent sur deux files et dans des rythmes différents, la vingtaine de marches d’un escalier cimenté.
Une dame traîne difficilement derrière elle un caddie à roulette tandis qu’une autre demande de l’aide pour soulever sa poussette jusqu’en haut.
Quelques secondes après, tout le monde se tasse devant deux lourdes portes en verre aux chambranles métalliques. Au moment de passer, certains sourient et retiennent les battants à d’autres qui endormis, distraits ou mécontents les laissent se refermer sur les suivants dans un claquement sourd. Chacun choisit ensuite sa direction. Devant moi, la dame au caddie à roulettes a ralenti. Elle bifurque sur sa gauche et je lui emboîte le pas. Nous passons d’abord à proximité du guichet d’information de la RATP puis devant l’étale du marchand de fruits et légumes. Au moment, où je m’apprête à la doubler, un jeune homme à la silhouette frêle fait irruption. C’est un des vendeurs de cigarettes à la sauvette qui occupe quotidiennement quelques mètres de trottoirs à droite de la boulangerie. Ayant pris son élan, le garçon s’élève du sol de quelques centimètres seulement en tendant son bras droit vers le haut. Là, sous mes yeux, il vient de récupérer un paquet de clopes dissimulé dans un interstice du mur situé entre le plafond et une gaine électrique. Il me frôle légèrement et se met à grimper les marches deux par deux. Il a à peine vingt ans. Ses traits sont tirés. Il arbore une casquette de couleur sombre, un jean slim élimé, un teeshirt rouge et des tennis sans lacets. Il dévisage les gens qui sortent du métro. Au passage d’un jeune garçon de son âge, il s’avance légèrement, montre son paquet et répète trois fois à toute vitesse : « Maborro », « Maborro », « Maborro ».
La maison de la doctoresse est située en contrebas de l’allée principale qui conduit à la résidence. De la terrasse où je dîne, j’aperçois cette vaste demeure à l’allure toute à la fois robuste et distinguée. Il s’agit d’une habitation en pierre de meulière qui s’élève sur trois étages. Extraite principalement en Île-de-France, cette roche siliceuse et calcaire à l’esthétique brute et aux nuances variées confère un caractère bourgeois au haut bâtiment. Aujourd’hui, jour le plus chaud de cette épisode de canicule, je réfléchis aux propriétés isolantes de la meulière. La villa dont seul le dos est visible doit être un havre de fraîcheur. J’aimerais pouvoir observer les éléments architecturaux qui ornent les murs extérieurs et traquer la présence de modénatures sur les corniches mais de là où je suis, je ne suis pas en mesure de pouvoir continuer mon analyse du bâti.
La propriétaire, dont le cabinet au rez-de-chaussée n’a jamais désempli, ne comptait pas ses heures. Elle est restée toute sa vie durant, très attentive à ses patients, écoutant leurs plaintes incessantes et leur effrayante désespérance. En janvier dernier, elle a d’abord perdu son mari. Puis en avril, trois mois jour pour jour après l’avoir enterré, suite à un méchant virus contracté juste après sa double embolie pulmonaire, elle a succombé à son tour. Désormais, les fenêtres aux volets blancs sont fermées et un panneau à vendre est suspendu au balcon.
Le vol léger et précis d’une dizaine de martinets noirs, haut dans le ciel, me détourne de mon songe morbide. Je promène mon regard sur les arbres immenses qui trônent de part et d’autre de l’édifice. Je ne saurais dire s’il s’agit de châtaigniers. Les oiseaux glissent et planent en poussant des sifflements en trille stridents au dessus de nos têtes tandis que le soleil se couche lentement au loin sur la forêt de Montmorency.
Du bureau situé au premier étage, on aperçoit en contrebas une arrière cour quadrangulaire dans laquelle ont été entreposées de nombreuses brouettes vertes. Encastrées les unes dans les autres, ces dernières reposent en plusieurs files indiennes et dans un équilibre précaire sur un mur cimenté d’une vingtaine de mètres de long. Un peu plus loin, dans ce même espace, des fragments de meules va-et-vient ont été stockées provisoirement sur des palettes en bois. Chacune porte une étiquette plastifiée avec un numéro écrit au stylo indélébile. Dans le coin gauche, on peut également apercevoir un amoncellement de caisses allibert de couleur rouge ainsi que trois vieux réfrigérateurs blancs. Dans cette partie du site, une vieille palissade, délavée par les pluies incessantes de l’hiver dernier, sert de ligne démarcative entre le quartier résidentiel et la zone où nous travaillons.
Quelques mètres seulement derrière cette fragile clôture, se dresse un bloc d’immeubles récents. C’est dans ce contexte qu’apparaît à la fenêtre d’un appartement du 3e étage, à 9 heures précises, tous les jours de la semaine, un petit monsieur asiatique. De maigre corpulence, il porte toujours sur lui un tricot de peau. Ses cheveux noirs corbeaux contrastent étonnamment avec la couleur blanche de son habit. Il se place généralement face à sa fenêtre et exécute à très grande vitesse et sans aucune pause, pendant plus de deux heures, de nombreuses séries d’exercices physiques. Seuls ses bras sont visibles. Il les balance de manière saccadée de part et d’autre de son corps. S’agit-il d’un conditionnements physiques au Kung-Fu ou à un autre art martial ? Nul ne le sait ! À la fin de chacun de ses entraînements, il étend son slip kangourou et ses chaussettes à la rambarde de son balcon.
1 # Verso
Lundi soir, 18h30, à la station de métro « Fort d’Aubervilliers ». Deux femmes montent dans le wagon en discutant. Au moment où le « bip-bip-bip » signalant la fermeture des portes se fait entendre, elles s’assoient côte à côte et poursuivent leur conversation.
– « C’est effarant ! Pour la plupart, ils n’ont rien compris ou n’ont pas su lire attentivement le texte ».
Elles sont enseignantes et évoquent la correction des copies de l’épreuve de français du brevet des collèges. La plus âgée des deux approche de la soixantaine. Elle porte une longue robe bleue en lin et des sandales en cuir marron. Elle semble épuisée et essaie de dissimuler d’une main discrète ses bâillements successifs. L’autre, quarante ans tout au plus, est en train de lui exposer dans le menu détail, les perles relevées dans les devoirs corrigés. Un grondement de moteur retentit au démarrage de la rame. Le bruit monte progressivement en intensité.
– « Ils ont répondu majoritairement qu’elle venait comme élève dans un nouveau lycée où se trouvait un internat. J’ai même eu droit à un : « elle va travailler dans un restaurant ou un bar comme serveuse ». Ou encore : « elle vient visiter la ville ».
– « Je te confirme l’étendue des dégâts ! Sur trente copies, 5 seulement ont mentionné que la narratrice venait enseigner ».
La femme aux longs cheveux châtains s’interrompt. Le conducteur du métro attaque une portion du trajet où la vétusté des voies amplifie les chuintements, les cliquetis et les vrombissements. Toute conversion devient alors inaudible et il n’y a pas d’autres solutions que de se taire et que d’attendre patiemment la prochaine station.
L’autre, les cheveux courts et bruns, tente de remettre correctement sa boucle d’oreille dont le fermoir visiblement ne fonctionne plus.
Le métro arrive à Porte de la Villette.
Je me lève pour descendre et changer de ligne. Une annonce sonore est diffusée dans un haut-parleur. Une voix automatisée informe les usagers de la fermeture de la station « Hôtel de Ville ».