# Histoire #02 | 44 heures 55 minutes

Latitude : 58° 46′ 04″ Nord • Longitude : 94° 10′ 29″ Ouest

Disparu

Témoin 1. Il observe. Ils parlent fort, ils bougent vite, ils regardent sans voir, ils mesurent sans comprendre, ils veulent des cartes, des chiffres, des preuves. Nous, nous savons que le sol ne se découpe pas, il devient violent. Les caribous ont des droits, les ours frappent, griffent, mordent, tuent pour signifier leur présence, ils sont là, ils étaient là au commencement, ils seront là après. La faune, la flore, le relief, les marais, les lacs, la glace, la neige sont la matrice, celle de nos conditions de vie extrême, elle est notre langue, notre souffle, notre culture, notre histoire. Je les regarde courir après ce qu’ils ne connaissent pas, ne ressentent pas, ne comprennent pas, ne voient pas, n’imaginent pas, savoir dialoguer avec les esprits, avec l’infinI, avec la terre ses silences est un privilège. Je me dis que peut-être, peut-être finiront-ils par voir, par entendre, mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, ils sont aveugles et sourds.

Elias Varn, j’ai quelques informations, sommaires, fragmentaires, incertaines sur ce cartographe, paraît-il brillant, engagé par le gouvernement canadien, disparu depuis dix jours sans trace, sans mot, sans cri, sans griffonnage sauf peut-être ce signe, ce trait, ce silence laissé sur une carte. Il est parti, laissant un rien dans son sillage, un absolu de Rien peut-être croyait-il savoir parce qu’il ne pouvait pas ne pas savoir. On me le dit à demi-mots, comme on dit ce qu’on ne veut pas dire, comme on cache ce qu’on ne veut pas nommer. A-t-il compris que ses cartes mentent ? Elles fabriquent des continents, des provinces, des régions, des villes, oublieuses des corps déplacés, effacés, disparus. Histoire universelle, sans fin, un lieu commun, un mécanisme bien huilé. Il est parti sans dire pourquoi comment est-il arrivé à ce point de rupture ? Parti dans le Nord, c’est ce qu’on dit. Par volonté ? Par consentement ? Par nécessité ? Parti dans le subarctique. Mais où?. Le Nord est un lieu sans contours, une immensité de glaces, de roches, de pièges. Peut-être a-t-il marché ? Marché encore, marché jusqu’à ce que le silence l’accepte jusqu’à ce que les caribous cessent de fuir que les ours l’évitent que les arbres ne le jugent plus jusqu’à ce qu’il se métamorphose en ombre entre les lacs gelés les villages à la mémoire effacée, les mouvements délicats du soleil?.Je n’ai pas de réponse. Je suis seul dans une rue dépeuplée aux lumières blanches, pâles, effritées, tremblantes, engoncé dans un brouillard humide, opaque, qui rend ma démarche incertaine, m’enserre m’étouffe brouille ma vue, je cherche à déchiffrer cette obscurité. Elle refuse obstinément. Les hommes aussi refusent. Un Rien pas un seul indice, pas une direction. Un Rien, une lueur furtive, un Rien fugitif qui m’aveugle dans la précision de l’instant, il n’y a rien à voir rien à entendre rien à attendre, les hommes s’enferment dans leurs certitudes dans leur facile fixité, fragile rempart pour ne pas se disloquer ne pas se répandre pour jouir avec tiédeur de leur face-à-face dans le gris sale de leur résignation, indifférence muette. Ils cloîtrent leurs silences afin qu´íls ne s’échappent pas, prisonniers du désert étranger et limitrophe, une tache evanescente de fumée. Je sais qu’ils savent, eux, savent que j’ai compris, ils me dédaignent. Comment retrouver un homme perdu dans le subarctique ? Est-ce une fuite ? Est-ce un refus ? J’ai cherché, ce n’était pas prévu, j’ai interrogé les chiens. Rien. Pas une trace. Pas un son. Juste le vent du Nord en bourrasques glaciales.

Témoin 2. Il m’avait promis une carte. Une carte rien que pour moi. Une carte avec mon nom, mon corps, mes désirs. Une carte où je serais le centre, le point zéro, le départ de toutes les routes. Il est parti, m’a laissée sans carte, sans repère, sans voix. Je suis immobile, le monde tourne. Je reste là, dans la gare reconstruite au bord du précipice, à l’heure où les voyageurs se dispersent comme des pensées futiles, inutiles. Je vois passer sans vraiment le voir un homme qui ne regarde personne, qui ne porte rien d’autre qu’un sac, un homme qui marche en ayant conscience que le sol va se dérober sous ses pas, un homme qui ne cherche ni train ni abri, peut-être un endroit où le silence serait assez vaste pour contenir ce qu’il refuse, un homme dont le regard ne s’est posé sur rien, pas même sur moi. Pourtant je sais, sans preuve, sans mot, sans raison, que cet homme est dévoré avec une frénésie tenace par quelque chose de trop grand, de trop juste pour plier, de trop brûlant pour accepter. Il va disparaître, non pas fuir, non pas mourir, mais disparaître pour se transformer, se métamorphoser. Je reste là, dans cette gare, à attendre que le silence recommence.

Témoin 3. Je ne suis plus rien si je ne suis pas celle qui espère, sans espoir je n’ai plus de raison d’être ici, je viens quand même, je viens, ne pas venir serait pire, je viens avec mon manteau de fourrure trop lourd, mon sac trop vide, mes yeux fatigués à la limite du vide, mon sourire figé, un sourire théâtral vide sur mes lèvres trop maquillées, mon teint trop pâle. Je suis en attente, je viens avec ma question, toujours la même, une redite reformulée, accueillie par des regards absents, pressés, des gestes mécaniques, des silences qui ne savent pas taire ce qu’ils ignorent. Je regarde la fin interminable des promesses mortes, je me dis, peut-être aujourd’hui, peut-être cette fois, peut-être enfin. Rien. Il n’y a jamais rien. Il n’y a toujours rien. Rien qui bouge, rien qui parle, rien qui indique. Je repars, je repars sans colère, la colère suppose un espoir déçu, pour moi il est intact, il ne me déçoit pas, il ne s’épuise pas, il ne se transforme pas, il m’est indéfectiblement fidèle, il est une forme de vie, une forme de moi. Je repars sans tristesse, la tristesse suppose une perte, je repars sans mot, les mots ne servent à rien, ils glissent sur les murs, se perdent dans les couloirs, se dissolvent dans l’air, s’oublient. S’il revient, il saura, il saura que je suis là, je suis encore là, je suis toujours là. Je l’espère pour ne pas cesser de l’attendre parce que mon espoir est trop immense pour être contenu trop ancien pour être abandonné.

A propos de Martine Lyne Clop

Ingenieure securite et risques industriels Experte en audits internes et externes Deux masters deux DU. IPRP. Aucun parcours litteraire, mais j'aime passionnément la littérature et l'histoire. J'ecris je lis je fais des collages et de très longues marches. Les ateliers et le travail titanesque de François Bon sont des sources des pistes des portes grandes ouvertes sur des mondes inconnus, un apprentissage quotidien. La lecture de vos publications est un plaisir. Mille mercis.