#histoire #02 | écrire ou aller à la piscine

Témoin 1 à l’autrice :

Tu le sens que tu es arrivée au bout de ce que tu voulais écrire. Essoré, le moindre de tes souvenirs. Pas un qui ne réveille en toi la fameuse envie d’aller à la piscine dont parlait Nicole De Buron à qui tu avais envoyé ton premier livre.[1] Il est loin le temps où tu écrivais du drôle. Ce que tu veux maintenant c’est élever, bâtir, dresser. Fini le temps d’éparpiller des pierres, des parpaings, des moellons, des pavés. Il faut que cela s’assemble, il faut que ça s’emboîte. Faire tenir ensemble, voilà ta nouvelle tâche. Au besoin démolir pour reconstruire. Ensuite tu pourras te reculer d’un pas et porter un regard extérieur sur l’édifice avec en prime un jugement et un sentiment de satisfaction. Tu n’as pas vraiment besoin de reconnaissance. Tu as fini d’attendre. Le temps qui passe a fait son œuvre et t’a rendue raisonnable. Il est venu le temps de mettre en ordre, en forme. Tu poseras le titre en dernier. Pour chaque histoire, il fera office de point final. Au travail.

Témoins 2 à témoin 1 :

Elle va encore commencer autre chose. Elle, l’autrice. Tu la vois entourée de tant de textes et sur tous les supports. Je ne parle même pas de tous ceux qui ont été perdus aux changements d’ordinateur ou aux déménagements ni de ceux sur des feuilles volantes destinés par nature à s’évaporer. Tu crois qu’elle aura le temps ? La force ? Parce qu’il va lui en falloir si elle veut mettre ces écrits en ordre.

Témoin 3 face à l’escalier :

Tu seras le centre de la maison. Tout s’emboîtera autour de toi. Les personnages, leurs pas, leurs chagrins et leurs rêves. Leurs histoires, les grandes et les petites. Les naissances, les départs, tu assisteras à tout, tu résonneras des cris, des rires, des pleurs longtemps après qu’ils soient partis. C’est ce qui était prévu pour toi. Et c’est ce qui est arrivé. Tu fais le beau face à moi, même si nous sommes du même bois, que nous avons été façonnés juste à côté, dans le même atelier, par la même main du patriarche, celui au caractère ombrageux, nous dirons comme cela pour ne pas dire du mal des morts, mais toi comme moi, nous savons ce qu’il en est. Je suis celle qui livre le passage. Tu peux observer l’arrivant. Tout se passe entre toi et moi. Un jour on me remplacera, tu resteras orphelin. Mais ils ne pourront rien contre toi. On arrachera sans doute ton vieux manteau, on te passera une couche de peinture taupe, tu continueras à porter beau. C’est que tu caches bien ton côté sombre, ton double qui dans ton dos descend dans les profondeurs de la cave où sont rangés les échos de la guerre.

Témoin 4 de la scène de Finette

Avec son corps de jeune mariée, on la croirait affamée. La bouche frémissante entrouverte sur des lèvres humides, les mains agitées qui serrent la peau dénudée de ses bras, s’égarent dans les cheveux sous prétexte de rattacher une mèche rebelle. Le plaisir qu’elle imagine que le retour de son Edmond lui ferait. Le plaisir… Le corps. Qu’est-ce qu’elle croit ? Qu’a-t-elle bien pu imaginer dans les livres que les sœurs leur interdisaient au pensionnat ? Pauvre jeunette. Tant que durera l’absence, elle pourra rêver. Ce que subit le corps, elle, mère de quatre enfants, elle en sait quelque chose. Elle préfère ne pas s’étendre. Y penser le moins possible. Juste ce qu’il faut pour qu’il obéisse. Qu’il coopère. Le lever à 5 h du matin, descendre l’escalier sans faire de bruit, rallumer le poêle de la petite salle à manger, pourvu que celui de la cuisine ait encore des braises, la bonne s’occupera des autres, courir écouter la messe, tant pis si elle arrive en retard, courir toute la journée dans les escaliers pour… Mais surtout ne pas se plaindre. Si elle savait Finette…  

L’escalier témoin 5 :

Il attend. Assis sur ma troisième marche. Il soupire. Il rajuste le haut de forme que les petites lui ont donné. Il est trop grand. Il s’enfonce et lorsque son front a presque disparu, il le remet en arrière d’un geste brusque. Il dit je m’embête. Il attend. Il s’ennuie. Pas vraiment intéressants leurs dialogues de filles. Le temps qu’elles mettent à enfiler leur robe longue et toutes leurs simagrées. Il dit, vous prenez le fiacre ou quoi, je m’embête. Je veux plus jouer à cela. Je vais le dire à maman que vous ne voulez pas jouer avec moi. On peut aller jouer dehors ? Voilà il m’a descendu et il est parti. Un adulte va rappliquer et elles vont se faire gronder.


[1] Dans une lettre réponse à l’envoi de mon premier livre, l’autrice avait écrit qu’elle ne donnerait aucun jugement et que si je n’avais pas en moi ce besoin viscéral d’écrire, je n’avais qu’à aller à la piscine. Certes elle ignorait que depuis mes jeunes années d’intense entraînement de natation, j’avais développé un incommensurable dégoût pour toutes les piscines de France et de Belgique.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

Une réponse à “#histoire #02 | écrire ou aller à la piscine”

  1. belle manière de tourner autour de l’écriture du dedans dehors dedans (et la dame de la lettre avait raison d’être aussi con puisque tu ne l’as pas écoutée et que tu es là avec tes mots )