1/ Sans savoir le pourquoi de sa présence ici sur ce Campo où il n’avait pas vraiment prévu de se rendre, l’homme au pull-over rouge traverse le lieu sans le regard du touriste qui va s’appesantir sur les façades de marbre de l’hôpital ou aller photographier les sculptures qui font de l’édifice un monument historique à part entière, hormis son rôle d’hôpital de Venise. Il ne sait rien de tout cela, mais pourquoi n’a -t-il pas pris un guide touristique avec lui, alors même que la batterie de son téléphone vient de le lâcher et qu’il ne peut décidément pas se repérer. Depuis sa descente du train à la gare de Santa Lucia, il n’a fait que marcher au hasard, suivant plus ou moins des paquets d’individus à certain moment, marchant pour marcher. Marchant pour se perdre. Et pourquoi pas après tout se laisser porter par le hasard du pas. Et maintenant ?
2/ Pourquoi ouvrir encore ce dossier médical ? Cela fait déjà trois fois qu’elle vérifie que tous les documents exigés sont bien là, mais la crainte d’un oubli lui fait trembler les mains et lui rend le regard flou, à ne plus savoir si elle a bien tout contrôlé. Elle jette un regard vers les enfants qui jouent autour de la statue qui trône sur la place, envie leur insouciance et leur entrée dans la vie. Pourquoi la sienne est-elle passée si vite sans en avoir vraiment eu conscience. Elle se retrouve là, ne faisant aucun cas de la beauté de ce qui l’entoure, avec une épée de Damoclès au-dessus d’elle, à se demander encore et encore, pourquoi elle…
3/ Pourquoi pense-t-il soudain qu’il lui faudrait comptabiliser le nombre de cafés qu’il sert chaque jour aux touristes de passage sur cette place ? Et pourquoi pas le nombre de grazie qu’il donne tout au long des heures ? Il a un petit coup de mou ce matin, et cherche à se motiver pour réinstaller le sourire légendaire que les habitués lui connaissent. Mais au fond la question qui le taraude depuis plusieurs jours maintenant est : pourquoi a-t-il choisi de faire ce métier de serveur dans un bar ?
4/ Lorsque la cavalcade de cloches de l’église San Zanipolo derrière lui prend son envol, l’homme qui lisait, assis sur les marches au bord du rio, lève la tête de son livre, se demande pourquoi il est encore là, un peu hébété, à ne pas savoir l’heure qu’il est, se met à scruter les reflets des maisons colorées dans le canal, laissant son regard se noyer dans les eaux troubles, après l’avoir laissé se perdre entre les lignes du livre qu’il a parcouru un temps dont il n’a plus la conscience, puis tourne la tête vers la place où il aperçoit une femme, qu’il suit du regard tout au long de sa traversée de la place, mais pourquoi elle, sinon parce qu’elle lui semble une apparition, en s’identifiant à la parfaite silhouette du personnage qu’il a imaginé en lisant son livre, et il se demande pourquoi ne la suivrait-il pas…
5/ Chaque jour, je marche dans les ruelles de Venise. Cela fait des années que je hante ainsi les campi et les calli de la ville. Pourquoi ? Je n’en ai aucune idée. Je marche et je souris, mais personne ne répond à mon sourire, ni ne semble me voir. Je déambule sans but précis, je marche et fais claquer mes talons sur les dalles claires. Je caresse les murs de plus en plus décrépis, je prends note des habitudes vestimentaires que je croise, et qui ont bien changé depuis le début de mes errances, mais le pourquoi de ce semblant de vie ne m’est pas connu. Pourquoi suis-je encore en vie ? Et d’abord, suis-je encore vivante ?
