#histoire #05| la peau du silence

À force de marcher sans savoir, et avoir longé un grand bâtiment, dont j’ai cru comprendre que c’était un hôpital – j’ai même aperçu un cercueil semblant abandonné, dans l’attente d’un après – me voilà sur un quai, au bord de la lagune, à regarder loin devant moi. D’abord ces pieux plantés dans la mer, on m’a dit qu’il s’appelait des bricole. Là, sur un d’entre eux une mouette qui attend, comme moi, que quelque chose arrive qui la pousse à aller plus loin, ailleurs, ou à faire demi-tour. Une barrière d’eau devant. Cela semble une île là-bas, cernée d’un grand mur rose et blanc et beaucoup d’arbres qui dépassent du mur. Difficile de dire quelle essence d’arbres, peut-être des ifs ou des cyprès. Eau, ciel, île, paradis peut-être. Cela semble paisible et ça change du brouhaha que l’on ressent ici dans les ruelles. Tout est très net et l’île semble assez proche. L’île rouge lui irait bien comme nom.

Je sens bien que je participe à l’effritement de Venise en grattant ce pan de mur derrière moi, mais j’ai besoin de toucher la peau de quelque chose, et sentir que je suis vivante. Face à moi l’île San Michele, l’île des morts, le cimetière de la ville. Debout, à distance d’un jet de vaporetto, je contemple l’île des allongés où je suis déjà allée. Mes yeux suivent le bateau qui se dirige vers elle, puis je baisse les paupières et je me souviens de l’errance sinueuse entre les tombes, entre vie et mort et le suaire de silence qui recouvre le tout. Lire des noms, sans chercher personne même si un nom pourrait y être inscrit, mais dont je ne saurais rien. Ezra Pound, Stravinsky, Diaghilev bien sûr et tous les anonymes qui vivent là. Ouvrir les yeux, le vaporetto s’arrête un instant : une vieille femme en descend, enfin c’est ce que j’imagine, car je suis un peu loin, mais il y a toujours une vieille femme quelque part pour apporter des fleurs dans un cimetière, puis le bateau repart vers des îles plus joyeuses, plus touristiques. Je reste de l’autre côté.

Bon il me faut changer d’objectif sur l’appareil photo car sinon cela ne rendra rien. La lumière est bonne, personne pour me gêner, ils sont tous restés sur la place de San Zanipolo. Prendre le temps de regarder avant tout. Mais comment capter les ombres qui ne se disent pas ? Je suis venu à Venise pour forcer la photo à montrer plus que ce qui se voit. Peut-être suis-je obsédé par la trace ? Pour l’instant se concentrer sur la mouette, perchée sur le pieu, qui semble penser. Au loin une densité de vert et de rouge ou rose.Je n’arrive pas à rester stable et l’objectif est lourd. Tant pis, j’appuie. Oh et puis je vais me poser sur un plot au bord de l’eau et juste regarder : l’eau, les pieux fichés dedans, les bateaux qui passent, pas de gondoles ni de gros paquebots mais des bateaux à moteur, et une ou deux barques de pêcheurs. Pas de corbillard flottant qui rejoindrait l’île des morts. Plus envie de rien, juste regarder en silence.

Je ne sais pas pourquoi j’ai suivi cette femme, mais elle marche le long de l’hôpital en direction de la lagune, et je n’ai rien d’autre à faire, alors pourquoi pas ! Elle va vers l’arrêt du vaporetto. Allons-y ! C’est la ligne qui va vers les îles de Murano et Burano. Embarquons ! Toujours étrange cette impression lorsqu’on patiente sur le ponton, que tout tangue et avoir la sensation que c’est l’île tout près, San Michele je crois, que c’est elle qui bouge : les arbres, le mur. Il ne faut pas trop que je regarde ainsi car le vertige va m’envahir. Je ne sais pas pourquoi mais je monte dans le vaporetto et on verra bien. On sinue entre les bricole, Moi qui avais toujours hésité à entrer dans ce champ des morts, voilà que je me retrouve à descendre à l’arrêt où cette jeune femme descend et le temps que je me demande ce que je fais là, elle a déjà disparu. Me voilà dans ce camposanto, à entendre mon pas crisser sur le gravier, les yeux aux aguets parmi les allées et la pierre blanche qui règne ici. Je suis loin du bruit. Je me sens bien. Entre ciel et mer. J’erre dans ce royaume des ombres. Rien ne presse. Les noms écrits sur les tombes comme une litanie. Mon pas se ralentit encore. Même le silence semble lent. Je déchiffre les caractères sur les tombes. Comme si je lisais un livre. Je lis le temps qui est passé. Je suis à fleur de peau.

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.