J’accompagnais en rêve l’organiste qui filait à toutes jambes pour attraper son bus. Je flottais à ses côtés comme des notes de musique qui s’échappaient de sa tête, des grains de poussière emportés par l’air encore chaud d’une fin d’été. Il était encore devant le grand orgue. Il courait pour attraper son bus, mais il était encore devant les claviers du grand orgue. Je le voyais plaquer les premiers accords de la Symphonie Gothique, c’était son rêve qui se mélangeait au mien. Je me disais que j’avais moi aussi une Symphonie Gothique à jouer quelque part, mais j’avais du mal à distinguer à quoi elle pouvait ressembler, je n’avais pas de grand orgue qui envahissait mes rêves. Je me disais aussi qu’il devrait courir pour ne pas rater son bus. Je me suis mis à courir avec lui et nous sommes montés dans le bus. Il s’est assis, essoufflé, sur le premier siège venu et il a posé ses doigts sur le cartable en cuir qu’il avait disposé sur ses cuisses comme on plaque un accord. Il avait les yeux fermés, j’écoutais la musique.
J’accompagnais en rêve la conductrice de l’autobus #70 qui démarrait de l’arrêt, les mains disposées sur le volant presque horizontal alors quelle s’apprêtait à déboiter à grandes brassées, l’attention portée sur le rétroviseur extérieur. J’étais une particule de son regard réfléchi sur le miroir que la rue dégagée remplissait, loin de la première voiture grise qui apparaissait tout au fond. J’étais un rayon de la lumière intermittente qui indiquait en clignotant le départ de l’autobus, lequel annonçait de sa voix féminine et synthétique la destination de la porte de Passy. Elle était auprès de sa fille. Elle était en train de manœuvrer le mastodonte en acier, mais elle était aussi auprès de sa fille restée à la maison, obligée, en attendant que sa mère finisse de travailler parce que c’est dimanche et que le dimanche il n’y a pas école, mais il y a des autobus qui circulent et des mères qui les conduisent. Je me disais que personne ne m’attendait chez moi et je ne savais pas si c’était une chance ou pas.
J’accompagnais en rêve le serveur du Café de la Mairie qui jonglait avec son plateau. J’étais une goutte d’eau au fond d’un verre transparent, balloté par les mouvements rapides et précis de l’homme en bras de chemise blanche que recouvrait un simple gilet noir. J’avais échappé à la soif de la cliente et mon verre avait été ramassé sur la petite table ronde. Je voyais le chiffon qu’il passait sur la table avant de prendre une nouvelle commande. Le ballet des verres, des bouteilles et des tasses, pleines, vides, le ballet des mots échappés en phrases courtes, bonjour, un café, un coca, sept euros cinquante, merci, bonjour, un verre d’eau, le ballet des gestes, le ballet des regards, le ballet des pensées qui m’effleuraient. Je me disais qu’il aurait fallu que je sois une goutte d’eau pour apprendre à danser. Il aura suffi de ce rêve, balloté au fond d’un verre posé sur le plateau d’un serveur à la terrasse d’un café parisien un chaud dimanche de septembre pour que je sois quelqu’un d’autre.
J’accompagnais en rêve la petite fille qui jouait à la marelle sur le dallage du parvis de l’église. J’apparaissais dans un fragment de pensée entre un saut à cloche-pied et le murmure d’une comptine pour soulager la petite fille d’une attente qui n’avait pas de fin, comme les discussions interminables de sa mère avec d’autres mères qui, elles, ne s’étaient pas embarrassées de leur enfant pour venir à la messe. Je soufflais à la petite fille l’inspiration de l’évasion, je lui chuchotais des mondes pleins d’autres couleurs bercés par le rythme des sauts de dalle et dalle, sur un pied, sur deux pieds, avec un demi-tour, de la terre au ciel en passant à travers les nuages. Je rêvais que j’étais moi-même le rêve d’une petite fille, juste un courant d’air qui l’emporte avec ses ailes dans un autre monde et dans un autre temps où règnent une odeur sucrée et une lumière douce sans ombre ni reflet. Un ailleurs tissé par l’ennui et habité par l’imagination. Je me disais qu’elle devrait faire ce rêve plus souvent.
J’accompagnais en rêve l’homme assis sur un banc qui regardait passer les voitures. Je le surprenais par quelque fulgurance interrompant le comptage monotone des voitures noires, blanches ou grises qui défilaient devant ses yeux dans l’attente d’apercevoir enfin une voiture de couleur. J’étais ce pigeon venu récupérer à ses pieds quelques miettes d’un croissant plus tôt englouti. J’étais ce coup de klaxon qu’un automobiliste surpris avait donné quand la joggeuse au tee-shirt fluo avait traversé devant lui. J’étais ce défilé de religieuses et de religieux en noir, blanc et gris qui semblait s’accorder avec les voitures parisiennes de ce dimanche du début du mois de septembre dans l’expression d’une étrange révolution achromatique. Tout à mon rêve, je me demandais à quoi pouvait ressembler un univers en noir et blanc. Je me disais qu’il devrait ressembler au monde de mon enfance quand la télévision n’était pas encore en couleurs. Je me disais qu’aujourd’hui je n’avais ni voiture ni télévision.

La dématérialisation du personnage principal. Original. C’est une très bonne idée de rêve. Peut-on vraiment rêver que l’on est quelque chose de non vivant ? Je ne m’étais jamais posée la question.
Moi, j ‘accompagnerai bien, en rêve, l’ organiste aussi : « Il s’est assis, essoufflé, sur le premier siège venu et il a posé ses doigts sur le cartable en cuir qu’il avait disposé sur ses cuisses comme on plaque un accord. Il avait les yeux fermés, j’écoutais la musique. » La fusion est magnifique, on entend déjà la musique, merci !
Des rêves en enfilade…. Il faudrait les continuer encore et encore. Merci