Alors que les cloches carillonnaient sans tenir compte du silence où ce que je lisais m’avait calfeutré, totalement cloîtré dans un monde qui n’existe probablement pas, je levai les yeux de mon livre, comme du fond d’un puits, et je vis sa silhouette venir de la calle Barbaria delle Tolle et se diriger vers Fondamenta dei Mendicanti qui longe les bâtiments de l’hôpital.L’ai-je rêvé ou imaginé, mais il me sembla qu’elle avait jeté un regard dans ma direction, comme une invitation à la suivre, ce que, après une seconde d’hésitation, j’entrepris de faire en me murmurant que bien sûr, c’était elle, la femme du livre que j’étais en train de lire, et que j’allais sans doute me réveiller, reprendre mes esprits, mais que pour l’instant il n’y avait pas à hésiter et que je devais la suivre. Nous arrivâmes sur Fondamenta Nuove, face à l’île San Michele, l’île des morts. Quand je dis nous arrivâmes, en réalité je me retrouvai seul à contempler le nord de la lagune et son île aux cyprès et aux ifs, mais elle, elle n’était plus là.
Un jour de pluie, comme il en existe à Venise comme ailleurs, lorsque la pierre blanche réverbère ce qu’elle ne peut plus cacher, elle, que je nommais Liliana, marchait sous son parapluie, évitant de marcher sur des plumes de pigeons collées sur le pavé et les quelques flaques où se reflétait une des pattes du cheval du Colleoni, et cela lui donnait un air de danseuse, ou plutôt d’une apparition, elle, que je m’étais enclin à suivre comme en un songe. Je restais trois pas derrière elle, guidant mon pas sur son pas, ma démarche sur la sienne, et poursuivais cette sorte d’errance dont je compris rapidement qu’elle lui était coutumière et qui ne pouvait que me plaire.
On était dans une calle à l’abri du vent qui cet après-midi avait décidé de s’engouffrer un peu partout, je ne savais plus trop où on était, et aurais beaucoup de mal à retrouver l’itinéraire plus tard, lorsque je souhaiterai y retourner, sans elle. Mais Liliana avançait avec énergie et je tentais juste de ne pas perdre sa trace, lorsque je la vis s’engouffrer dans une libraire, dont j’ai su plus tard qu’elle était réputée, au nom évocateur de Acqua alta, et elle se mit à fouiner dans les étals, dont un morceau de gondole était le support. Je me mis moi aussi à regarder d’un peu plus près les livres qui patientaient, et dans ces moments d’inattention où le regard est accaparé par quelque chose de plus important que ce pourquoi on était là, un chat se faufila entre les livres, car ce lieu était le domaine des livres mais aussi des chats, ce qui me fit faire un pas de côté, un recul sensible derrière une étagère, pendant ce court laps de temps, elle s’était évaporée.
Appuyé contre un mur, je regardais la nuit qui commençait de recouvrir les toits. Je n’avais pas envie de rentrer dans le petit appartement que j’occupais tout près de cette place qui m’attirait comme un aimant. Les passants devenaient plus rares, les lampadaires murmuraient la lumière comme s’ils n’étaient pas certains du rôle qui leur était assigné, et j’entendis son pas, reconnaissable entre tous, qui donnait le signal d’une nouvelle errance entre ces murs décrépits. Malgré la fatigue du jour, je me glissais derrière elle et j’eus la certitude qu’elle avait conscience de ma présence et que même cela semblait l’amuser. Elle ralentissait son pas lorsque je me tenais à une distance où j’aurais pu perdre sa trace. Je n’avais encore jamais emprunté ces ruelles, et n’avais aucune idée du lieu où Liliana pouvait bien m’entraîner. Nos pas résonnaient et m’auraient presque fait peur. Deux hommes accoudés au parapet d’un pont ne relevèrent la tête qu’à mon seul passage. Au croisement de deux ruelles, dont l’une débouchait sur un rio, Liliana disparut, me laissant seul avec le clapotis de l’eau qui venait d’être remuée. Mon dos se colla contre le mur avec l’envie de pleurer.
Sur le campo San Zanipolo totalement désert, elle et moi nous retrouvons, je tenterais presque de fuir, mais je décide de partir le premier en direction de la calle Barbaria delle tolle, d’un pas le plus naturel qu’il est possible de mettre en place, sans oser me retourner bien évidemment, donc on va dire d’un pas assuré. Je progresse ainsi jusqu’à une minuscule place dont j’ai oublié le nom mais où crie un perroquet de temps à autre près d’une fenêtre, mais aujourd’hui il reste muet, et je poursuis mon chemin par une ruelle qui conduit à un pont que je franchis sans hésitation et je me dirige vers la gauche puis immédiatement sur la droite et me retrouve face à l’église de San Francesco della vigna. De ce que j’entends, elle me suit, car un pas résonne haut et clair. Je n’entre pas dans l’église, mais comme presque chaque jour, j’entre dans le premier cloître dont je fais le tour scrupuleusement de gauche à droite, et lorsque je suis sur la travée opposée à celle par où je suis entré je sais que c’est elle qui, à son tour, est entrée.
Quelle joie de vous suivre dans les ruelles de Venise et ce, jusqu’à San Francesco della vigne. J’aime « les lampadaires murmuraient la lumière comme s’ils n’étaient pas certains du rôle qui leur était assigné ». Une pensée en ce jour pour Björn Andrésen.