#histoire #06 | Quoi ? Rien.


Après l’épisode des sangliers, nous nous sommes revus plusieurs fois. Il y a quinze jours nous avions prévu d’aller ensemble au cinéma. Je suis arrivée en avance au lieu de rendez-vous mais il était déjà là, attablé devant une assiette presque vide, où subsistaient du pain et un morceau de lard. Il a levé les yeux, surpris de me voir là si tôt. Il a fait une allusion à ma tenue vestimentaire, trop légère pour la saison, a-t-il précisé tout en avalant une dernière bouchée de chair croustillante, perlée de graisse, d’un rose sombre qui lui faisait comme une langue entre les lèvres au-dessous de la moustache humide. Il a essuyé sa bouche et dit : on y va ? Nous n’avons pas parlé des sangliers.

Nous n’en avons pas parlé la fois suivante non plus quand je suis venue voir cette exposition qui aurait pu l’intéresser si seulement il avait été dispo. Son regard fuyant disait pourtant l’inverse ou tout autre chose. Je ne sais pas trop quoi, je n’ai aucun talent pour détecter le surgissement protéiforme du mensonge. Il doit me manquer quelque chose, comme un sens aigu du fake qui s’acquiert à force de se faire avoir. Non seulement son regard était fuyant mais il regardait totalement ailleurs, loin derrière moi, à tel point que je me suis demandée si j’étais bien là, si j’existais, quelle était ma réalité finalement, et à force de transparence forcée j’avais l’impression d’avoir déjà disparu.

Je l’ai aperçu la semaine dernière, il avait rendez-vous à l’autre bout de la ville qu’il traversait d’un pas vif sans jamais changer de rythme, le corps bien droit animé du balancier de ses bras. Le visage fermé, penché vers l’avant, semblait en grande concentration, ses sourcils froncés lui dessinaient une ombre vague, presque inquiétante au-dessus des yeux invisibles. La silhouette s’est rapidement évanouie à l’angle d’une ruelle sans qu’il ait eu à lever la tête. J’en ai déduit que ce devait être un itinéraire connu par cœur.

Mercredi, je déambulais aux abords des remparts quand il m’a fait signe de loin, levant haut la main au-dessus de lui et l’agitant de grands gestes. Il portait encore la même tenue, le même jean noir et le même pardessus anthracite que les précédentes fois, élimé au col et aux manches. Il s’est approché de moi un large sourire aux lèvres, m’a salué, m’a claqué une bise. Et il m’a demandé ce que je faisais là. Tu passes ton temps ici, ma parole. Quand est-ce que tu déménages ? J’ai souri en me disant que j’aimerais assez déménager dans cette ville où il se passe tous les jours quelque chose plutôt que de rester dans un village-dortoir où je ne connais finalement personne. Chiche ! Je m’installe chez toi quand tu veux, j’ai fait. Ça l’a fait sourire.

Quand je l’ai croisé à nouveau hier, il marchait de la même façon, la tête penchée, le cou disparaissant à l’intérieur du col, les épaules levées, le dos arrondi, les mains enfoncées dans les poches, tout son corps semblait resserré dans sa propre étroitesse, une façon qu’il a de résister au froid. Il faut dire qu’un vent glacé s’était levé. Moi-même je subissais ses assauts et mes muscles se contractaient dans les rafales, mes membres transis. Il a sorti une main rougie agrippant son téléphone. De loin de le regardais répondre à son appel en me faisant la réflexion que c’est le genre de personne qui soi-disant déteste ce mode de communication mais qui passe sa vie avec une machine greffée au visage. J’ai poursuivi ma route sans lui adresser la parole et il n’a pas eu le temps de me voir.

A propos de Perle Vallens

Au cœur d’une Provence d’adoption, Perle Vallens écrit et photographie. Ecrire c’est explorer l’intime et le monde, porter sa voix pour toucher. Publie récits, nouvelles et poésie en revues littéraires et ouvrages collectifs. Lauréate du Prix de la Nouvelle Erotique 2021 (au diable vauvert) et autrice d'un livre de photographie sur l'enfance, Que jeunesse se passe (éd J.Flament), d'un recueil de prose poétique, ceux qui m'aiment (Tarmac), d'un recueil de nouvelles, Faims (Christophe Chomant) et d'un récit poétique et choral, peggy m. aux éditions la place. Touche à tout, pratique encore le caviardage, le cut up (image et/ou son), met en voix (sur soundcloud Perle Vallens ou podcasts poétiques), crée des vidéo-poèmes et montages photo-vidéo (chaîne youtube Perle Vallens)...

2 commentaires à propos de “#histoire #06 | Quoi ? Rien.”

  1. Beaucoup de plaisir à lire ces portraits et commentaires de la narratrice.
    Un quoi-rien que je trouve vraiment très réussi : rythme, propos. Merci