#histoire #06 | une nuit singulière

Ils ont peut-être tous rêvé cette nuit-là. Seuls cinq en ont rapporté des images, des fragments comme arrachés à leurs errances dans un même rêve

J’ai rêvé que je le rencontrais sur le chemin large, à travers pins, avant même qu’il atteigne la maison au portail rouillé qu’il avait quittée vingt ans auparavant. Je décidais de n’en dire mot à personne. En aucune manière je ne voulais intervenir dans l’inattendu de ce retour. Nous ne nous sommes pas reconnus tout de suite, lui le visage émacié, le corps décharné et sombre dans ses habits noirs, moi affublé d’une silhouette ramassée, d’une mine rougeaude et de vêtements de travail. Nous nous sommes comme épiés dans un premier temps, chacun hésitant à faire le premier pas. Puis nous nous sommes fait une accolade et avons échangé les premiers mots, banals, timides, réservés, mais j’ai perçu la grande émotion qui passait dans nos voix. Nous nous aimions bien autrefois, nous parcourions ensemble l’étang simplement pour prendre le frais ou pour pêcher ou pour aller vérifier les tables d’élevage de moules. Je ne lui ai posé aucune question me contentant de lui manifester la joie de le retrouver.

Tant de jours sans lui et sans rêves. Sauf cette nuit. J’ai rêvé que je nageais avec lui dans l’étang couleur d’encre, comme autrefois. Mais il faisait froid, mais l’eau giclait, bouillonnait, gargouillait même, et nous n’arrivions plus à nous rejoindre, séparés par des remous étranges. Ses traits s’effaçaient, seule une main tendue et son regard fulgurant jaillissaient tandis que les mouettes criaient.

J’ai rêvé que j’allais bientôt le voir, silhouette floue au bord du vent. La liaison que nous avions nouée et rompue par son départ m’a laissée inapaisable. Je pensais souvent à lui, à nos promenades au bord de l’étang. Il me disait qu’il aimait sa femme mais n’arrivait pas à partager harmonieusement le quotidien. Il se plaignait du comportement de ses enfants et de l’omniprésence de son père. Il marchait vite, j’avais parfois peine à le suivre. Quand il pleuvait nous courions mais sans tenter de nous protéger de la pluie, au contraire, nous en ressentions comme une libération. Et cette nuit, la course a repris, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps. J’entendais nos respirations haletantes. Et la pluie s’est mise à tomber. Et il me disait­ avec une insistance convulsive : « je suis de retour­ – je suis de retour ».

Dans mon rêve il faisait un temps maussade, affublé d’une grisaille brumeuse qui n’arrivait pas à s’élever au-dessus du mont Saint Clair. Je voulais pêcher des oursins avec lui, qu’avec lui. Nous nous étions vêtus de cirés et de bottes. Partis tôt nous avions dans nos sacoches le café chaud et les sandwichs. Après de longues heures de pêche nous avons recueilli dans nos mains deux hippocampes vivants comme lorsque j’étais enfant. Et soudain l’éclat jaune-rouge du couchant a fait cligner nos paupières. Je me suis précipité dans ses bras en souriant d’un air heureux.

Comme je parvenais à l’entrée du village prêt à faire ma distribution de courrier, j’ai ressenti quelque chose d’étrange. Les rues étaient vides, les voitures n’étaient plus là, la fenêtre de l’infirmière était close, le chat noir avait disparu de son arbre, la fontaine était tarie, au point que je me suis arrêté un instant, plongé dans une grande perplexité. Aucun bruit, une atmosphère lourde. Quelque chose de singulier venait ou devait arriver. J’étais pétrifié, la tête dans les épaules, incapable de faire un pas. Mon rêve s’est arrêté là.

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque même si je disparais de temps en temps