#histoire #07 | le regard du moment

Il voit son reflet dans le miroir de la vitre du bus. Le soleil a griffé son visage pour laisser derrière les carreaux de ses lunettes les lignes des rides qui se rejoignent à l’extrémité extérieure de ses yeux comme des couches de sédiments rocheux que le temps aurait collectées sur les montagnes de son visage. La cicatrice de sa chute à vélo, il avait sept ans tout ou plus quand il s’était ouvert le crâne sur une souche, trône maintenant au milieu de son front que le temps a agrandi se fondant avec le désert capillaire désormais installé. Il sait qu’à ce moment même, l’image qu’il a devant lui ne lui ressemble en rien. Il était plus jeune. Il était plus et il était moins aussi. Il était autre. Il était autre chose que l’image qui vibre devant lui alors que derrière son reflet, le fronton de l’église Saint-Sulpice s’éloigne.

Il voit la maison de son enfance, grande bâtisse que les platanes protègent, bien avant que l’autoroute ne passe au fond du terrain derrière le potager et que le hurlement des poids lourds ne s’invite dans l’intranquillité d’un souvenir altéré. Il y a une enfant qui joue à la marelle sur les carreaux de la terrasse comme il y a une autre enfant sur le parvis de l’église Saint-Sulpice qui bondit de la terre au ciel pour tuer l’ennui et l’attente. C’est peut-être la même enfant transportée dans un autre décor à coup d’effets spéciaux sur le fond vert d’un film qui se déroule dans sa tête. Il y a un homme qui s’agite avec le téléphone qu’il maintient à son oreille d’une main pendant que l’autre brasse l’air autour de lui. Ce ne peut pas être un souvenir, il n’y avait pas de téléphones portables quand il était petit.

Il voit un banc vide qui ressemble étrangement à tous les bancs vides qu’il a croisés durant son existence. Il a quatre ans, il est assis dans le bac à sable du jardin public et sa mère qui devait l’attendre sur le banc n’y est pas. Il a dix-huit ans, il arrive en courant trop heureux de la retrouver, mais elle n’est pas là, déjà partie, pas encore arrivée, elle ne viendra pas. Il a trente ans, il s’est dit on sait jamais ma vie m’attend peut-être à cet endroit précis, mais il n’y a personne, il n’y a jamais eu personne, ce banc a toujours été vide. Il a cinquante ans et il est allongé sur ce banc invisible aux yeux des autres, immobile comme s’il ne respirait plus. Il voit un banc vide sur lequel il est allongé dans l’odeur âcre du vin rouge qui l’embaume, mais il n’est pas seul, ils sont tellement nombreux les invisibles qui sont allongés là.

Il voit un chien jaune assis bien sagement devant sa maîtresse qui lui parle avec autorité faisant danser son index bien droit devant les yeux de l’animal qui n’y comprend rien, qui voudrait bien, mais qui ne saisit pas un mot pas une intonation ni même l’esquisse d’une volonté. Alors il la regarde et il attend les yeux grands ouverts que quelque chose se passe pour qu’enfin il comprenne. Ce pourrait être sa mère qui tente de dresser ce foutu chien trop bête pour comprendre ses envolées psychotiques. Ce pourrait être cette jeune femme sur la place Saint-Sulpice qui veut apprendre à son chien à ne pas traverser la rue avant qu’elle le lui ordonne et le chien jaune l’écoute comme s’il comprenait, mais il ne comprend pas, il ne comprend rien, il suffit qu’un chat passe par là pour qu’il détale à sa poursuite et traverse la rue.

Il voit une nuée de poules courir dans tous les sens pour tenter d’attraper les graines que la poignée de la fermière a jetées dans le vent. Une ici une autre là puis une autre sans jamais être rassasiées comme si leur vie en dépendait. Il habite une ferme et les poules ne sont pas de ces animaux qui l’attendrissent, elles courent après les graines et le vent, elles font des œufs et c’est tout. C’est vraiment tout. Sur la place Saint-Sulpice, une nuée de religieuses et de religieux s’éparpillent sur la place, il n’y a pas de graines, il n’y a pas de fermière. Il n’y a pas d’œufs non plus. Il n’y a pas grand-chose qui puisse ressembler à une basse-cour pourtant c’est bien à cela qu’il pense. Une immense cour de ferme, un poulailler grand comme une église. Des poules blanches, grises et noires. Il retrouve le goût du lait qui accompagne ses souvenirs.

Il voit une limace se déplacer sur le rebord de la fenêtre et se demande quand elle sera en mesure d’atteindre l’autre côté. Il ne sait pas quand la vieille dame avec son déambulateur parviendra au coin de la rue. Il voit un autobus freiner et éviter de justesse une joggeuse qui traverse la rue sans regarder. Il ne sait pas si la conductrice du 70 a déjà eu un accident, il souhaite que non. Il voit un serveur avec un plateau rempli de bouteilles, de tasses à café et de verres trébucher sur un pied de table et s’étendre sur le sol dans un fracas de verre brisé. Il ne sait pas si celui du Café de la Mairie a déjà vécu pareille mésaventure, mais il pense que oui, que ça doit forcément arriver un jour ou l’autre dans la vie d’un garçon de café. Il voit beaucoup de choses.

Il est la conscience du moment, ce dimanche sept septembre deux mille vingt-cinq à midi cinquante sur la place Saint-Sulpice. Il est la mémoire instantanée des personnes et de l’animal qui s’y trouvent, il est les éclairs de pensée qui traversent les esprits. Il est le moment.

Photo de Ryoji Iwata sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

2 commentaires à propos de “#histoire #07 | le regard du moment”

  1. Pas du tout épuisée après t’avoir suivi dans tes balades du côté de Saint Sulpice, plutôt envie d’en savoir plus sur celui qui voit.
    Mention spéciale pour les poules et le paragraphe de la fin

  2. Merci Jean Luc pour ces textes et cette conjugaison :
    « Il voit une limace se déplacer sur le rebord de la fenêtre et se demande quand elle sera en mesure d’atteindre l’autre côté. Il ne sait pas quand la vieille dame avec son déambulateur parviendra au coin de la rue. »