Il voit les arbres dénudés depuis sa fenêtre, d’en haut le fil électrique vibre à cause du vent. Il voit combien le lierre a grimpé sur le mur, ses crampons ont creusé un chemin vertical à l’assaut du ciel. Le laurier-rose a poussé lui aussi, empiétant sur la vue de la rue et sur l’entrepôt vide de l’autre côté, le renfoncement accueille des voitures-tampons. L’une d’elles squattent depuis trois semaines déjà. En se hissant, il voit la poussière grise sur le pare-brise et la plaque d’immatriculation : pas d’ici.
Il voit la ville comme un labyrinthe, ses recoins, ses impasses, ses portes sculptées, ses balcons ajourés. Son œil dévie, change de trajectoire, oscille entre le bas, les pavements médiévaux, les trottoirs absents ou les hautes marches, les escaliers qui escaladent, les ponts à traverser, et le haut, les tours des bâtisses, le clocher des églises, les fenêtres aux volets fermées, celles entrouvertes par lesquelles filtre une musique ou une conversation.
Il voit la lumière exploser d’un coup entre les aplats d’ombre, l’étroitesse des voies, d’un coup au détour d’un virage, le soleil est là, haut, si blanc qui éclabousse les anfractuosités de la ville. Au crépuscule, son œil adapte sa vision de nuit entre les réverbères éteints, les ruelles étroites avant de retrouver l’éclat des lumières de la ville.
Il voit les places pleines de monde, de jeunesse, de musique. Il voit les terrasses des cafés qui débordent de boissons et de bruit. Il voit la foule en flot ininterrompu de gens qui s’agitent, parlent fort. Il voit aussi les accidentés de la vie, ceux qui errent et tendent la main, ceux qu’on ignore ou à qui on glisse une pièce. Il voit les chaos, les engueulades, les bagarres, les larmes, les baisers. Il se dit que la ville est une masse vivante, grouillante dont il voit les grimaces et les sourires.
Il la voit différemment quand il circule à vélo. L’axe sinueux de la ville est un sillon à tracer depuis les roues. Il voit les choses à plus grande vitesse et c’est comme un effet filmique d’accélération. Il voit les façades qui défilent plus vite, les piétons qu’il évite, en slalomant des deux côtés de la rue pavée, les trous de la chaussée, les accidents de parcours, il les voit de loin. Il a aiguisé son œil de citadin. De là où il est, il voit la ville plus ample, plus vaste.
Il voit l’île de loin, de l’autre côté de la berge. Il la voit comme un territoire à part entière, un espace plus sauvage où s’exiler pour circuler autrement que dans la ville. Il la voit comme une aire de repos, une terre de presque-solitude avant de renouer avec le brouhaha et l’encombrement urbain. L’île respire plus large, et lui avec.
Il voit les animaux avec une attention accrue dans l’espacement large des étendues vertes, des champs et des vergers. Il voit avec plus d’acuité le relief des êtres, la peau retroussée de la terre, les ornières et les fossés où serpentent liserons et campanules. Il voit plus nettement la course des oiseaux, l’envol des étourneaux, le cirque des pies et des corneilles, le vol circulaire du rapace, sa tactique prédatrice. Il voit les rongeurs, les mulots, les chats errants, et souvent les chiens en laisse. De retour chez lui, il voit bien mieux tout ce que le sol renferme de vie souterraine, lombrics sous feuilles éparses, sous déchets du compost, sous pleine terre humide d’automne.
Dans l’île, il voit parfois d’autres mammifères, un blaireau extrait de son terrier, un renard près d’une ferme, ou de plus gros, il les voit traverser les parcelles, ce jour où il a vu sangliers en meute, où il les as vu fuir les chasseurs, où je les ai vus aussi.
On voit plein de choses avec vous. Merci !