# histoire # 07 | visions d’un homme singulier

Il voit l’abri sous terre près d’une vigne que sa mère occupait pendant la guerre. À la moindre alerte elle y descendait. L’air sent la terre mouillée et la peur.

Il voit le chemin de la gare, celui où il donnait rendez-vous à son amoureuse. Blottis dans un fossé tapissé d’herbes tendres, éclairé de lucioles, ils échangent des caresses timides et des promesses.

Il voit le muret de pierres juste avant d’arriver à la maison, il poursuit son chemin en comptant ses pas comme pour vérifier que la distance n’a pas effacé la mémoire.

Il voit le chêne qui a beaucoup grandi. Sur son tronc demeurent les marques des branches qu’il avait sciées pour y suspendre la balançoire des enfants. Le bois garde le rire des enfants.

Il voit l’étang, la montagne, les parcs à huitres où le sel brûle la peau. Les contours, les odeurs, les couleurs reviennent exacts.

Il voit le potager du grand père tel qu’il était lorsqu’il avait sept ans. Un potager en forme de barque entourée de murs de pierre. Un puits à l’intérieur permet un arrosage sans limites, un seringa occupe le mur à droite. Les fleurs comme les légumes poussent en abondance.

Il voit une lettre posée sur la table, il reconnait son écriture, le papier est jauni, elle date de fort longtemps. Elle provient d’Italie, de Venise précisément.

Il voit le large derrière la brume du Lido, il longe les canaux, refuse de s’arrêter, de s’attarder. Il évite de pousser la porte dérobée s’ouvrant sur un souterrain inondé. Il ne veut pas tenter de résoudre l’énigme des notes de musique qui semblent s’inscrire une à une sur les parois humides comme une partition invisible. Il avance sur le pont et voit un enfant seul assis sur une marche. La nuit est froide en ce mois d’octobre à Venise.

Il voit, loin des cohues, une petite place déserte. Au centre un puits, trois ruelles partent en éventail. Puits désaffecté, vestige du recueil vital des eaux de pluie. Il s’assoit sur la margelle, observe le pavé aux bigarrures noires, grises et blanches. Il écoute le cri des mouettes, contemple le tremblement d’une toile d’araignée.

Il voit la mygale bleu-saphir tapie dans l’ombre de sa chambre.

Il voit un jeune homme dans une chaise roulante, son visage brun est éclairé par de grands yeux bleus. Il s’approche de lui. C’est l’après-midi à Pondichéry

Il voit la scène étrange de Nostalghia de Tarkovski. Il voit un homme marchant lentement dans la piscine abandonnée. Il tient une bougie allumée qu’il protège. Il voit et revoit la flamme qui vacille sans jamais s’éteindre.

Il voit son rêve. Il retrouve la femme qu’il cherche puis elle disparait dans un couloir débouchant sur trois pièces. Dans la première, un homme agonise, dans la seconde un homme vient de mourir, dans la troisième des morceaux de corps jonchent le sol. Il poursuit son chemin, rencontre une salamandre blanche puis un corbeau. Ils poursuivent ensemble leur chemin pour la retrouver.

Il voit en grand angle le plateau de l’Escandorgue, le clocher de Lodève et le pont de Montifort. Ciel et terre confondus, à des heures différentes, des saisons différentes. Il espère toujours le surgissement du bleu des paysages du peintre Patinir, ce bleu profond mêlé au rouge brun de la terre et des roches et au vert amande de l’eau. Le plateau de l’Escandorgue avec ses pitons rocheux n’est pas si éloigné des surplombs fantastiques de Patinir. Une union du minéral et du spirituel. Un bleu d’éternité.

D’autres images pourraient surgir. Apaiser les visions. Fermer les yeux. Ce qu’il voit appartient au passé, au rêve, à la mémoire entrelacés. Ce sont des fragments d’âme.

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque même si je disparais de temps en temps

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