#histoire #08 | D’une forêt « drôlement sombre» 

“Beyond Crisis” by French artist Saype, is pictured in the alpine resort of Leysin, Switzerland,

J’ai dit que j’écrirais, j’écris. Tu aurais voulu m’accompagner. Être là, voir… Je n’ai pas besoin d’aide, de soutien. Il ne peut rien arriver d’épouvantable, de spectaculaire, après un si long temps. Le car m’a déposée à l’entrée du village. Sur le parking. Ce n’était pas un arrêt prévu, mais le chauffeur était accommodant. J’étais quasiment sa seule passagère, à l’exception d’une adolescente qui me donnait la nausée à s’obstiner à lire Le Seigneur des Anneaux dans les virages de la montée et d’un couple entre deux âges… (Cette expression, que veut-elle dire à présent ? Qu’en est-il de nous ? Sommes-nous entre deux âges ? Ou bien appartenons-nous définitivement à un autre âge ? L’âge du faire, de glace, de pierre… Avec la combe au loin, j’ai plutôt la sensation d’être entre des âges. Cette journée n’y est pas pour rien…)  L’homme ressemblait à Antoine, en plus épais. Je me suis rappelé le surnom que nous avions donné à une petite amie pénible qu’il avait cet été-là : le martyre. Je ne suis pas certaine qu’il s’en souvienne autrement… La femme répétait que la forêt était « drôlement sombre ». La route ne m’a rien fait (à part le mal au cœur de la liseuse), c’est donc que je m’attendais à quelque chose. Elle est tout à fait semblable à celle que l’on prend pour monter chez tes parents, avec ses grands lacets qui laissent le temps d’oublier le virage précédent. Plus on avance, mieux l’on voit, plus il fait clair. J’ai cru que j’allais redouter ma destination, mais il y a trop de lumière vers le sommet pour qu’on puisse regretter de quitter la vallée. Il y a quelque chose de cocasse dans cette impression de vengeance que j’emporte là-bas avec moi. Vous avez raison de me moquer : avec qui donc me battre ? Avec les sapins ? Avec les remonte-pentes ? Avec le peu de souvenirs qui me restent ? Au village, il n’y aura plus personne de ceux que j’ai côtoyés cet été-là ou que je sois en mesure de reconnaître. Il y a pourtant un petit suspens qui flotte dans l’air. Il fait très beau, mais il a beaucoup plu. Tout est encore très vert. On se raconte beaucoup d’histoire sur le moment de vérité. Plus nous approchions, mieux je comprenais que je ne suis pas en mesure de convoquer quoi que ce soit. Pas même un malaise. La radio du car passait des tubes des années 90. Ce n’est pas la première fois que je constate que la musique européenne s’est arrêtée à notre jeunesse. J’imagine que du jour au lendemain, quand nous serons à la retraite, cela changera et nous n’aurons plus la moindre idée des morceaux qu’on nous servira dans les transports, les supermarchés et tous les espaces publics. Cela fait bientôt trente ans qu’on convoque nos vingt ans à tous les coins de rue, les Rita, la Mano, les Bangles, Cyndi Lauper et Bananarama… On devrait avoir le cœur aussi rincé que le cerveau, mais pendant le trajet, je me demandais où m’emmenais cette addition des chansons d’alors, de cette route, de ces passagers et du retour à la boulangerie (la même, c’est presque incroyable que les choses aient si peu bougé…), comme si je n’étais plus qu’un élément dans une expérience de chimie amusante… « la forêt est drôlement sombre, dis donc » et le sosie d’Antoine qui répondait en parfait écho de mon sentiment « Tu vas voir, ça va aller s’éclaircissant ». C’est en sortant du car que je me suis aperçue que j’étais un peu nauséeuse, rien de bien méchant, j’ai pensé aux bouquets de persil que ma grand-mère nous collait dans le T-shirt, à même la peau pour prévenir nos vomissements sur les routes sinueuses. Ça marchait et nous y voyions de la magie pure, alors que la démangeaison devait simplement nous distraire. Mais la magie, est-ce autre chose qu’une sensation qui prend le pas sur toutes les autres ? L’altitude aussi m’a surprise. Tes parents n’habitent pas si haut. J’avais la tête légère et très faim. Je suis partie en quête d’un endroit où m’asseoir pour manger et aussi d’un point d’accroche pour la mémoire, de quelque chose qui pincerait et m’assurerait que je ne rêve pas que je suis bien éveillée et en train de faire ce que je fais : revenir. Vous m’avez prévenue que ce retour était absurde, mais sentir son absurdité ne diminue en rien l’inertie qui l’accompagne. J’ai remonté mécaniquement la rue principale : avec l’impression d’avoir pris un tire-fesses, les skis bien parallèles dans la trace. La saison n’a pas encore tout à fait commencé et tout était fermé, hors la boulangerie, qui arbore à présent un écriteau de bois gravé « Bienvenue » au-dessus de la porte. J’ai hésité. Personne ne m’attendait si tôt. Je suis restée un moment de l’autre côté de la rue. Tu te rappelleras mes meilleurs moments d’indécision, cette fois à Londres où nous avons fini affamées et énervées dans le pire bouiboui aux alentours de Paddington parce que je n’étais pas arrivée à faire un choix entre les restaurants charmants près du Musée. Nos cheveux avaient gardé l’odeur du graillon pendant tout le séjour en dépit des lavages à l’eau froide de l’auberge de jeunesse… Tu étais vraiment en colère. Et puis, un jour, c’est devenu un souvenir drôle. Comme ça (je ne me souviens plus comment, à vrai dire). Finalement, le car est redescendu à vide et j’ai décidé de m’approcher des pistes, qui sont de grands prés verts en cette saison. J’ai entendu d’abord les cloches avant de voir les vaches. Elles étaient très éloignées les unes des autres. Des points à relier dans un jeu. Mes pas m’ont conduite près d’un petit chalet qui jouxte un vieux télésiège. Toutes les âmes du village semblaient réunies sur la terrasse de bois. C’était étrangement gai de voir du monde. Dans la distance, j’ai cru à un anniversaire, un mariage, une fête… J’ai marché plus lentement. Il y avait longtemps que je n’avais pas éprouvé cet état, où l’on ne pourrait jurer si on veille ou si on rêve. Plutôt, on croit marcher sur la couture qui sépare et unit la veille et le rêve. Cette sensation, je l’ai fréquentée intensément durant les deux ou trois premières années après mon départ de la maison. Mais je t’entends d’ici m’assurer que je réécris et que cet état étrange, tu me le connais depuis l’enfance. J’ai retrouvé ce saisissement doux, ce léger vertige, impression d’un déjà vu non pas dans ma propre vie, mais dans un tableau, un livre ou un film. Un déjà vu qui serait en même temps un pas croyable, pas si éloigné de celui de l’amour, du début de l’amour. D’où peut-être cette idée d’un mariage… Mais les tablées m’ont trompée, personne ne déjeunait seul, simplement. Et puis la musique, là aussi, familière, datée, les Négresses, Zebda, Le Sud (!), au lieu de me renvoyer à mon premier séjour ici, elle m’a fait l’effet de ces danses irlandaises très joyeuses. Comme je franchissais les derniers mètres qui me séparaient de la terrasse, tous les visages se sont tournés vers moi. Quelqu’un était attendu et bien qu’il soit clair que ça ne pouvait être moi, je l’ai cru un instant et les convives également. Leur erreur avait l’excuse du contre-jour, mais la mienne… ? Une fois détrompés, les visages ont fait bonne figure et j’ai été accueillie avec mon gros sac comme une qui aurait beaucoup marché. On m’a installée sur un coin de table où on en était au café. J’avais été là autrefois. J’y avais laissé une bonne part de ma petite paye d’alors. Je devais avoir encore un pied sur le point du rêve, car je n’aurais pas été surprise de voir paraître la même petite brune un peu rude qui tenait la crêperie alors. J’ai demandé à tout hasard et un vieux bonhomme au visage grêlé et cuit au soleil d’altitude m’a dit que ça faisait un bail qu’on ne servait plus de galette. Il a ajouté pour faire rire l’assemblée qu’on n’était pas en Bretagne et qu’il était plus facile de trouver des bigoudis que des Bigoudènes en moyenne montagne. La nouvelle patronne, une fausse rouquine avec un long nez, m’a dit de ne pas faire attention au vieux en posant devant moi une carte imprimée sur une carte de randonnée. Il n’y avait que des salades et des glaces et en regardant autour de moi, j’ai vu que personne ne mangeait chaud, alors qu’il fait encore frisquet pour juin. Ma voisine de table a attrapé mon regard perdu et m’a dit qu’on ne cuisait plus rien là depuis l’incendie. Le chalet était trop neuf. Avec la belle journée, il ressemblait à un jouet brillant. Une version plastique de la maison forestière que tu m’avais échangée contre mon poupon (Aurélien ?). En hiver, je me suis renseignée, ils feront venir les plats d’en bas. Mais l’hiver est encore loin. Tout le monde s’est tu d’un coup. J’ai commandé une salade niçoise. Personne n’y a trouvé à redire, le Comté de Nice est un ancien État de Savoie. Le silence s’est prolongé et tous les regards étaient tournés vers le ciel. Il y a des aigles à présent. Le bruit des ailes parvient avec un temps de retard. Un claquement pareil à celui de hache fendant la bûche. Il y en avait qui n’ont pas levé les yeux. Le bruit de leur cuillère tournant le sucre dans leur tasse de café semblait beaucoup plus lointain que celui des ailes. C’étaient ceux du village. Ils sont habitués. Ça fait plus de dix ans pour les aigles. Les salades sont bonnes, tu verras quand tu viendras, l’air aussi. Je suis restée assise là jusqu’à l’heure du rendez-vous à la boulangerie. Les convives ont quitté la terrasse. Je n’aurai pas compris ce qu’ils fêtaient ni quel voyageur ils attendaient qui leur a fait faux bond. Un groupe est parti avec un guide vers le sommet. Je peux encore les voir sur le flanc de la montagne, en file indienne derrière son chapeau. Les autres ont dû rentrer chez eux. Je ne peux pas imaginer qu’ils en soient redescendus dans la vallée. Comme si cela portait malheur de faire l’aller et le retour dans une même journée. Il est impossible de monter pour si peu. En cet instant, je ne vois pas comment je pourrais repartir. C’est mieux ainsi. La patronne a fermé boutique sans rien faire d’autre que de tirer la porte. Je peux rester là à écrire, mais que je fasse attention au soleil. Elle m’a dit ça comme si c’était un chien avec des tendances fugueuses. Je reste donc à t’écrire, riant sous cape de ton insatisfaction à cette lettre. Ta curiosité préférerait savoir comment je suis installée et de quoi augure ma rencontre avec mes employeurs. Je ne pense pas que j’aurai envie de t’écrire à ce sujet. Au bout du compte, ça n’a pas beaucoup d’importance, tu le comprendras peut-être en venant t’asseoir ici, plus tard dans l’été.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

8 commentaires à propos de “#histoire #08 | D’une forêt « drôlement sombre» ”

  1. Lu ce matin au réveil. Et je me suis dit que je pourrais continuer sans fin à lire cela, qui est pour moi qui n’ai pas lu tes précédents textes du cycle, est-ce un début, un milieu, un cheminement plein de réflexions toutes intéressantes, un suspens, une douce attente de quelque chose, … Bref, j’ai aimé et aussi ton idée de relier les vaches comme dans un jeu. Merci, Emmanuelle.

    • Oh Anne ! Ton passage me fait un grand plaisir. Et ta sensibilité au jeu des vaches… c’est pris dans un travail en cours, La Saison. Et justement ces jours-ci j’essaie la continuité sur cette lettre. Je me suis organisée pour pouvoir deux fois par mois écrire 5 jours d’affilé sans trop de perturbations. Voir si je tiendrai la longueur.
      Bonne journée à toi !

  2. J’ai marché plus lentement. Il y avait longtemps que je n’avais pas éprouvé cet état, où l’on ne pourrait jurer si on veille ou si on rêve. Plutôt, on croit marcher sur la couture qui sépare et unit la veille et le rêve.
    Mon reveil ce matin est la decouverte de votre texte qui me donne envie de marcher sur la couture qui separe et unit la veille et le rêve.
    Merci pour votre article tout en poesie et delicatesse.

  3. « Je suis partie en quête d’un endroit où m’asseoir pour manger et aussi d’un point d’accroche pour la mémoire, de quelque chose qui pincerait et m’assurerait que je ne rêve pas que je suis bien éveillée et en train de faire ce que je fais : revenir.  »

    De nombreuses pépites joyeuses, joueuses ou pas (hors et dans les parenthèses), à saisir sur le chemin jusqu’à cette terrasse qui n’est plus celle de jadis, et où finalement, n’ont lieu « que » l’attente ( un désert des Tartares local ?) et l’écriture d’une lettre, qui n’est pas celle attendue.

    Super !

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