Dès le premier instant où elle met le pied au sol, Beryl n’y croit pas. Poils hérissés, vertige brulant au passage éclair du soleil pourtant encore dans l’ombre. Sans surprise : personne ne l’attend dans le hall de Thyna Airport. Seule pour toute une décade de jours. Elle s’amuse de ce culot loin de lui ressembler, s’en réjouit avec une crainte aigüe. L’entend – « Jamais je n’ai vu quelqu’un marcher avec autant de détermination sans savoir où elle va » – cette remarque, lancée un jour par une amie d’une sincère empathie mêlée de quelques pincées de goguenardise. Rire en réalisant toujours plus, cette errance millénaire qui lui colle aux talons et dont elle a fini par se targuer. Se perdre est l’histoire de sa vie.
Dans quelques trois heures, un taxi la déposera à la kasbah. Sa valise à roulettes tressautera trop bruyamment sur les pavés du souk. Sans doute qu’en son enceinte, les marchands s’affairent déjà à réveiller les étals de leurs échoppes. On se retournera sur elle, elle sourira, se sentira gauche, étrangère autant qu’intime au cœur de cette agitation matinale.
On roule.
Lui revient son hésitation à emporter la robe fleurie achetée l’été dernier, jugée trop échancrée – elle s’afflige, se rassure, repense à son sarouel en coton léger – on roule : séries de ronds-points entourés de paysages sablonneux, de ceux qui laissent la gorge sèche. Quelques bâtiments industriels et arbres rabougris – on rejoint une autoroute, on en sort. Virages affolants. A gauche un souffle, la mer : plus très loin – longtemps – on roule. Un rond-point encore, puis un nouvel horizon, la ville. Cohortes de constructions, reliefs à peine herbeux plantés de hauts palmiers aux troncs duveteux, immeubles surplombants, bras de grues griffonnant sur le bleu du ciel – on approche. De longues parois en tôle bordent la route, piquets de fortune courbant le dos sous le poids de panneaux jaune taxi. Embouteillage de piétons, cyclistes et véhicules en tous genres. L’air est chaud, hâlé. Grands hôtels, palaces et églises aux murs blancs éraflés, publicités géantes, rideaux flottants et antennes paraboliques sur toitures percées. A leurs pieds de patients gravats, des planches efflanquées et des amoncellements de cartons, les oubliés du ramassage. A quelques mètres seulement maintenant, les crénelures des remparts de cette ville forteresse.
Beryl entre dans la médina, traverse le marché Bab Djebli, accrochée au GPS de son portable – fidèle compagnon de ses itinéraires – aujourd’hui celui de plein vent le long des murs de Sfax. A chaque bifurcation, elle hésite à relever la tête, craint de trébucher, ses talons de sandales compensés peu adaptés.
On ne traverse pas sans peur le territoire d’un père silencieux.
La Tunisie, ses eaux d’un lac aux mémoires en éclats, les fracas salés d’une histoire ancienne en mer de Bizerte, au milieu des plongeons de dorades et de loups, les remontées de courants contraires en méditerranée, de colonies phéniciennes, romaines, musulmanes et françaises…Croissant fertile et sanglant où siégera le gouvernement provisoire de la République islamique d’Algérie.
On s’y perd.
Désolée.
Je n’ai pas réussi à faire plus vite ! Je me suis arrêtée souvent en route.