#histoire #09 | La destination est familière (…)

C’est une fois dans le train, et pas avant, une fois assis dans le train à la place habituelle, habituelle alors même que tout a changé de la gare, du train, de l’espace des wagons, des revêtements des sièges, de la largeur des tablettes, des messages qu’on diffuse pour des voyageurs qui sont devenus des clients, la place habituelle n’a pas disparu, n’a pas bougé : près de la plus grande fenêtre, dans le sens de la marche, pas trop près de la porte des toilettes, mais proche d’une issue, loin surtout des carrés à gosses et à collègues bavards… c’est une fois dans cette place, l’imper roulé en boule dans le porte-bagages, l’ordinateur ouvert sur le travail à abattre pendant la durée du trajet, qui a fondue également, ne laissant plus assez de temps pour une tâche exigeante, mal commode aussi pour le bref somme en début de parcours qui rendait possible une certaine concentration, aiguë, acérée comme si on devenait soi-même un rail tendant au loin, à ce moment précis, alors que le train se met en mouvement, rejouant quelques instants l’illusion d’optique du départ d’un autre sur le quai d’en face, et cette représentation de l’esprit en forme de roues dentées s’entraînant les unes les autres, à cette seconde verticale et pas avant, je sens que ce voyage a commencé à mon insu, il y a longtemps. « La destination est familière ». Un homme, qui s’est assis à côté de moi sans que je le remarque, retire un écouteur et me regarde, intrigué. Il dit « Rouen » en me désignant d’un coup de menton l’affichage des arrêts qui défile au-dessus de la porte du compartiment. Je bredouille un salut, avant de comprendre que j’ai dû parler à voix haute. En réponse, il plie un sourire qui fait l’effet d’une tape derrière la tête. Je suis en train de retourner à Rouen.

(…) Tout peut changer des abords des villes, toujours plus proprets, des couleurs criardes des zones à gros entrepôts enflés comme de monstrueuses baudruches et que quelque chose en nous souhaiterait inflammables, des campagnes fichées d’éoliennes en lieu et place des champs à corbeaux, des champs à colza avec leur jaune plus vrai que nature, des hameaux insonorisés qui n’attendent plus après le passage du train pour savoir quand cuire les pâtes ou aller se coucher, tout peut changer, la destination reste, la direction, l’inertie. Retourner.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

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