#histoire #10 | orphelin

Voilà comme il est : poli, aimant, bonhomme à l’extérieur,  indifférent, égoïste, violent à l’intérieur. 
Non, voilà comme il est : autoritaire, sûr de lui, viril à l’extérieur, doutant, s’inquiétant, s’angoissant à l’intérieur.
Non voilà comme il est : serein à l’extérieur, s’écoutant à l’intérieur, attentif à ce coeur qui défaille, craignant à chaque pas, se demandant si ce sera ici dans ce jardin, ou dans cette rue qu’il tombera, l’imaginant elle, seule, perdue, le sachant qu’elle sera perdue, se souciant d’elle sans lui.
Le voilà à l’extérieur :  athée, railleur quand il la voit partir  avec la nuit, avec son béret sur la tête, à la messe du samedi soir, attablée devant sa bible au petit matin, répétant d’un ton condescendant  pauvre femme 
Non voilà comme il est : jaloux de sa foi, jaloux de sa quiétude, jaloux de sa bonne conscience, se tournant et se retournant le soir dans le lit, examinant ses actions passées, se souvenant des coups qu’il lui a donnés, de la manière dont il a traité ses ouvriers, les gens qu’il a croisés dans la rue et qui ont osé lui demander une pièce, vous n’avez qu’à travailler, s’imaginant brûler en enfer, tentant de se raisonner, mais comment se raisonner dans le silence de la nuit, tandis qu’à côté, elle dort du sommeil du juste. Je t’en foutrais du juste.
Voilà comme il est : moqueur, persifleur avec son fils qui, pour avoir fait tant d’études, est moins bien payé que le premier de ses ouvriers
Non voilà comment il est : fier de son fils qui porte costume et cravate, qui parle si bien, qui ne se rend même pas compte que son père n’a jamais entendu ces noms d’écrivains, de philosophes, de villes, de pays qui sortent naturellement de la bouche de ce blanc bec de gamin, ce garçon tout fluet, qui croulerait sous un sac de sable, qui chavirerait s’il devait porter l’échelle, et qui se balade avec une facilité, une morgue qu’il ignore, entre les pages d’histoire et de littérature. 
Voilà comme il est : chapardeur, voleur, indifférent aux remarques de sa femme, à sa honte, à sa peur des regards d’autrui, à leur réputation
Non voilà comme il est : orphelin de père, orphelin d’enfance, d’une enfance qu’on lui a volée, homme solitaire qui sait être craint mais pas aimé, tentant de s’en accommoder, et découvrant des joies d’enfance qu’il n’a pas connues, chaparder un fruit, pêcher, regarder les truites sauter dans l’eau, sentir le vent tiède sur son crâne dégarni. 
Voilà comme il est : rustre, fruste, manuel, inculte.
Non voilà comme il est : intelligent, curieux, aimant lire, aimant le silence de la lecture, aimant s’instruire, aimant le repos, le calme, lui qui n’a connu que la  morsure du froid, du chaud sur sa peau, les chantiers, les cris des ouvriers, le poids des seaux portés à bout de doigts et qui entaillent les mains, le mortier, le ciment que l’on fait à la pelle, le plâtre que l’on passe à la truelle, les mains gercées, la peau brûlée, trouée, le corps qui s’affaisse le soir sur la table, la tête qui tombe dans l’assiette, l’esprit qui se brouille. 

A propos de Betty Gomez

Lire certes, mais écrire...

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