# Histoire # 11 – Béryl (ter) 

Assise sur la plage arrière, elle regarde les doigts velus du conducteur de taxi posés sur son volant – vite s’en lasse – et à hauteur du pare-brise, les accorde à des cohortes de paysages sablonneux, traversés de ronds-points. (Se dit alors : quand on regarde des mains, il faut être prête à tout voir – et voir toutes les mains – celles de Lyed, d’Abraham ou Ibrahim, d’Esaü ou Ismail, de Jakob ou Yakoub, de Myriam ou Marie, de David ou Daoud …).

Rire ainsi des cicatrices ancestrales et se décoller de l’emprise d’une errance millénaire ?  

Par la fenêtre de droite : bâtiments industriels, arbres rabougris, tsunamis de poussière soulevant gravats et planches oubliés au pied de palaces aux murs éraflés. Si le regard plonge un peu plus haut, dans les courants d’air chaud – ici, claquements de publicités géantes – là, tremblements d’antennes paraboliques sur des toitures percées. Et, en relevant tout à fait la tête – grues plantant des immeubles sur des reliefs glabres, ciel bleu troué de palmiers aux troncs duveteux. (Tout cela… du wiki. Chercher ailleurs)

Là tout de suite, elle s’affole : virages contre tôles en bordure de routes, piquets croulants sous le poids de panneaux jaune taxi. Partout – embouteillages : piétons, cyclistes, véhicules à moteurs, s’engouffrant dans les remparts de la ville forteresse. Dans un instant, la porte claquera, elle ira son chemin, n’attendra rien ni personne. Soi entrera dans le paysage, s’y diluera, tressera avec des vêtements suspendus entre piles de tapis, tissus à perles brodés, arabesques peintes sur céramiques, et cageots de végétaux sagement alignés, à portée de doigts d’acheteurs concentrés.

Faire la nique à ses synapses désorientées et ses attaches mythiques (Oh toutes ces années !).

Main droite accrochée à son GPS, main gauche solidement repliée sur l’anse de sa valise à roulettes, elle entre en itinérance – bifurquante, trébuchante mais décidée – dans le plein vent des murs du marché Bab Djebli – talons de sandales compensés peu adaptés à la médina. (Porter demain sa robe fleurie trop échancrée ?). Soi – elle – une multitude : petites lignes en mouvement disloquées dans le grand tout d’un territoire aux bas-côtés oubliés, cabossés. Trouver, retrouver sa route – au moins un chemin, un qui lui ressemble.

S’arrêter un instant. Elle plisse les yeux pour déchiffrer quelques mots de ce livre à ciel ouvert qu’elle sait vouloir écrire – le veut-elle vraiment, elle doute, se rassure.

Je regarde mes mains, l’une à la lisière de mon col, l’autre rabattue en casquette sur mes paupières aveuglées – ma tête penche. La première main voudrait soutenir mon menton, et, la seconde ouvrir le livre à la bonne page (mon dernier feuillet ?).

Alors, mon bras depuis sa racine-épaule s’écroule et, ma manche s’étale de tout son long – d’abord contre mon buste déhanché, puis, sur les pavés de l’allée centrale du marché – glissade sans fin, sinueuse – inquiétude d’un corps de poulpe aux lobes boutonneux. Je regarde ce démaillage rampant – mailles à l’endroit, mailles à l’envers (Arrêtez- les, je crie) m’agrippe de tous mes ongles longs et rouges – et, retourne à la ligne.

Alors, dans mon cerveau ambidextre, quelques mots s’échappent de mon tricot-crustacé : la tentacule et ses ventouses de poulpe, elles, ne craignent rien, retricotent sous mes pas des lettres indéchiffrables, slaloment entre les mots absents, les fouettent même (sans vergogne aucune).

Troisième main, amie, j’aspire à ce fouillis, plonge, me roule grâce à toi dans l’inénarrable des fracas de ce Moyen Orient inconnu et fiévreux.

Voilà, voilà comme on s’agace et traverse les terres et les mers d’un père silencieux.

A propos de Yael

Je me balade entre théâtre et écriture. Avec le Tiers livre, j'ai envie de me surprendre, de jouer plus ! Sinon souvent scotchée de réaliser comment l’invisibilité finit toujours par poindre et surgir avec fracas. Je voudrais incarner par l’écriture ce trouble profond. Plus que jamais aujourd'hui. "Un dimanche à Auschwitz," Yaël Uzan-Holveck (orchestration d'extraits d'interviews) et Laurent Wajnberg (photographies), éd. de l'Aube, 2003, réédition 2024

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