#histoire #11 | mains courantes

Deux mains posées sur l’air. Un petit corps qui saute d’un pied sur l’autre, atterrit sur les deux en bout d’élan, les mains posées sur l’air, les paumes bien à plat et les doigts écartés. Bref arrêt, une main vient remettre une mèche en place en la rangeant derrière l’oreille. Saut pieds joints et demi-tour, les mains viennent effacer les prémices du déséquilibre puis se retournent, paumes vers le ciel, pour recevoir l’agrément d’un public invisible pour ce mouvement joliment exécuté.

Une main ouverte, doigts tendus et crispés pour soutenir le plateau chargé de bouteilles, de tasses et de verres. Contrôler du bout des doigts le fragile équilibre de l’ensemble, main muette toute à son effort et à sa concentration pendant que l’autre bavarde gaiement, ramasse quelques pièces de monnaie, débarrasse une tasse vide de café, prend l’éponge humide sur le plateau que l’autre main supporte dans l’effort, la passe sur la table l’air nonchalant et trouve même le temps d’aller essuyer un front.

Les doigts déliés courent sur le clavier imaginaire que le dos du cartable en cuir, posé sur les genoux de l’organiste, accueille. Ils passent des naturelles aux feintes sans montrer d’effort, comme s’ils sautillaient d’une touche à une autre. Ils font des allers-retours sans se tendre complètement pour être plus précis. Comme si un fil invisible la suspendait au sommet de la voûte, la main est immobile tandis que le doigt entame un petit cercle en posant la pulpe sur la touche, avant de revenir dans sa position initiale dès que le rond a fini d’être tracé. Et de laisser sa place à un autre doigt, le pouce parfois qui se déplie pour faire la note et se replie aussitôt.

Une main brasse l’air haut dans le ciel. De haut en bas, de gauche à droite, dans une danse qui souligne les mots, ponctue les phrases, joue de l’émotion pour mettre en image les paroles ardentes soufflées dans le téléphone portable qu’une autre main, prisonnière, tient collé sur l’oreille du locuteur.

Mains souffrantes et ridées agrippées aux poignets d’un déambulateur qui, au rythme d’un tango lent, soulèvent et reposent la carcasse de l’engin, le temps que les pieds, au ras du sol, entament leurs enjambées millimétrées pour que la vieille dame, l’esprit gambadant dans les prairies de sa jeunesse, se rapproche inexorablement du bout du trottoir.

Un doigt. Un doigt seulement qui balance d’un côté et de l’autre au sommet d’une main en mouvement latéral pour dire non au chien qui a bien envie de traverser la rue, mais qui ne doit pas parce que les voitures parce que bien élevé parce que reste assis bien sage pas bouger. 

Les mains des autres fourmillent en cet endroit. Détachées des corps, leurs danses muettes figurent un ballet improvisé, mais si bien rythmé, dirigé par la troisième main, celle d’un chef d’orchestre tenant baguette et qui s’assure que toutes les notes soient bien jouées. Pendant que les mains récitent, l’histoire peut enfin commencer.

Sur la place Saint-Sulpice, ce dimanche 7 septembre 2025…

Photo de McKenna Phillips sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

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