# Histoire # 12 – Domestication

Sophie calle – L’Hôtel – 1981 – 1983

TABLEAU 1

Femme de chambre, c’est ainsi que l’on me nommait au Jardin d’Eden, l’hôtel où je travaillais cet été-là, à quatre minutes de la plage naturiste du Cap d’Agde.

Joli soutien-gorge étalé sur la housse de couette. Draps et oreillers fripés. Valise ouverte, papier cadeau déchiré. Sur cintres, seulement une ou deux tenues pour chacun. Au pied du lit, sandales de randonnées, un mouchoir usagé. Dans la salle de bains, deux serviettes mouillées, dont l’une posée sur la tranche de la baignoire – un pan traine. Sur l’étroite étagère au-dessus du lavabo, parfum L’animal, eyeliner waterproof, baume à lèvres hibiscus et tube de dentifrice pour gencives sensibles. Accroché derrière la porte, rien.

Aspirer vite fait – parcours chronométré.

Certes. Mais. Je prends le temps d’un coup d’œil par la fenêtre grande ouverte. Je les regarde se diriger vers la mer. Lui, sa bite roule-tambour entre ses cuisses altières. Elle, son sac de plage tissé-paille sur ses fesses rebelles.

Je cours au plus vite sur la plage lors de ma courte pause de midi. Repérage tous azimuts.

Appuyé sur ses avant-bras, lui, scrute son portable sous sa casquette Evoluties of man. Ventre collé au sable, on pourrait presque penser qu’il y a planté son vit. Elle, calée sur son profil droit, seins athlétiques, fronce les sourcils derrière ses lunettes de soleil Browline, et gourmande, tourne les pages de son livre.

En apnée.

Chair nue, poudrée jusqu’aux cheveux – ne fait qu’une avec la terre et la mer.

TABLEAU 2

Cet été-là, j’étais employée d’étage. C’est ainsi qu’on me nommait à l’hôtel martiniquais French Coco.

Je ne devais pas déroger à mon planning tiré au cordeau. On m’avait prévenue : les avis sur Tripadviser étaient suivis à la loupe. S’il le fallait, on avait immédiatement droit aux commentaires salés des maitres du lieu.

Petit matin dans l’ascenseur vers le hall d’accueil. Une épouse, un mari, et une jeune adolescente – pas un mot, pas une mèche de trop.

Aux mains du père de famille, une fiche d’inscription à hauteur de mes yeux tournés vers les lacets de mes baskets Shekers. Immersion dans son eau de toilette Savane noir déjà familière, côtoyée dans la salle de bains dès leur arrivée. Fragrance qui surpasse de loin celle de la chimique lessive de ma blouse de travail.

Le père, la mère et leur fille s’apprêtent à tenter l’expérience immersive du musée – La Savane des Esclaves. Arrivés dans le hall, je leur susurre un timide – Bonne journée. Ils s’éclipsent sans un regard.

Je remonte au cinquième étage avec mon chariot, m’attaque au ménage de leur suite sur terrasse végétalisée et piscine privative.

TABLEAU 3

Professionnelle du ménage, c’est ainsi que l’on me nommait à l’hôtel Hunter.

Je crois tomber à la renverse en arrivant dans cette demeure. Suis-je dans Le château de Jane Eyre (ou Mémoire d’une gouvernante perdue) – Confusion, mélange : en Forêt-Noire, un univers victorien, non.

Au rez-de-chaussée vaste salle à manger, en chêne du sol au plafond. Murs tapissés de bêtes empaillées. Plusieurs tables de banquets se languissant de leurs nappes et couverts, éclairées par le haut de plafonniers griffus en bois de cerf, par le bas de tapis usés aux couleurs d’un Orient suranné.

Bien.

Ouvrir les lourds battants des volets.

Air hivernal des collines Schwarzwald. Portées de parfums et rayons aux sèves de conifères s’engouffrant par les hautes fenêtres grippées, se faufilant entre les plis de trop lourdes tentures.

Volume du souffle de ce peuple – aux lisières, françaises, allemandes et suisses, embrassant Mer du Nord et Mer Noire, Rhin et Danube – attaché aux murmures de battements d’ailes de libellules au-dessus des remous de lacs cristallins, autant qu’aux hurlements graves, prolongés, puissants, de loups chassant la lune du Parc National.

Sous un bar du genre – comme-au-bon-vieux-temps – des dizaines de reliques cachées (certaines bouteilles encore pleines ?). Volutes de mousses figées dans ce réduit embrumé. Sur le comptoir, assemblage désordonné de pichets de bière en céramique émaillée.

Dans l’immense cuisine en partie restaurée, placards débordant de fragiles piles d’assiettes, plats de service en porcelaine Bavière, verres à la transparence trouble. Un matériel fonctionnel aussi qui jouxte une machine à coudre Gritzner intégrée à une table avec pédale de frein (hors-d ’usage manifestement depuis belle lurette – à force de réparer en masse et à toute vitesse ?).

Pour accéder aux étages, préférence donnée à la duveteuse épaisseur d’une moquette rouquine, plutôt qu’à la mécanique poussive d’un ascenseur des années 30.

Traversée de couloirs bois – forêt depuis quand dépeuplée ? Portes et chambres par dizaines, poignées de porte ébranlées. Couches aux matelas tapissiers trop mous creusés par les absents. Faible lumière du jour. Armoires peintes débordant d’édredons plumeux et de draps brodés aux initiales K. S. – souvent jaunis, mais encore jolis.

Bien.

Commencer par relancer cette pendule à coucou ?

TABLEAU 4

Cet autre été, à Las casas de la judéria, on m’appelait« La camarera de piso ».

Je n’ai pu m’empêcher :« Voilà de l’anodin qui touche ». Je déguste la phrase. Note de lecture écrite sur feuille volante A4, oubliée sous une housse de couette. Le plus souvent, ces débuts de récits atterrissent-ils à la poubelle ?

Je reste un instant à quatre pattes accoudée à son lit puis, me cale discrètement contre la rambarde du balcon. Il prend son petit déjeuner dans le patio. L’homme a la cinquantaine passée, le cheveu en pagaille, le sourcil froncé, plutôt fière allure – bobo montagnard je dirais. Adossé contre un coin du mur en chaux, il appuie de son pouce – qu’il a vigoureux – sur la pliure centrale d’un cahier, en étale complétement la première double page …

… Pages blanches en émoi face à l’horizon encore assoupi de Grenade.

Au sol, carreaux en terre-cuite millénaires et, accrochées sur chaque centimètre de cette oasis ombrée, poteries andalouses dégoulinantes de géraniums. Vacanciers attablés, souvent rivés à leurs portables. Cliquetis tamisés de petites cuillères dans tasses roses en porcelaine, clapotis en cascades de la claire fontaine.

Les doigts de Monsieur se crispent sur un stylo à plume, comme si cette tension allait pouvoir expulser l’encre revêche et lui souffler les mots justes – je ne voudrais pas surinterpréter et caricaturer cet homme, mais je suis sûre qu’il souffre. Il n’est pas au top en tout cas. Se sait -il attendu au tournant sur son prochain bouquin ?

Cri perçant d’une perruche-moine, l’homme se lève brusquement.

Elégant portail. Bain de lumière.

Il hésite.

Franchit la ligne.

EPILOGUE

Femme de chambre au Cap d’Agde, employée d’étage en Martinique, professionnelle du ménage en Forêt-Noire, la camarera de piso à Grenade…

Certes. Bien. Mais.

Cet été, fin de carrière et – fin de domestication.

Mon personnage, une femme sans âge, a collectionné des traces réticulées du Jardin d’Eden, du French Coco, de l’hôtel Hunter et de Las casas de la judéria, les a alignées en petits tas dans son regard, les a portés jusque sous ma plume hôtelière. Reçu cinq sur cinq, les secousses de ses limbes de réalité à la lisière du presque-rien domestique, de l’anodin qui touche, du partage humide et gourmand.

J’ai brouillé les pistes, les enchainements de ses histoires – peut-être vraies, peut-être pas – me suis perdue dans sa cartographie de forêts denses et de noires savanes en salle de bains. J’ai, avec elle, frôlé des corps poudrés au sable fin, écouté la porcelaine rose andalouse, ri de lunettes, casquettes et baskets fashion, entendu les cris de loups et de perruches-moine. Ensemble nous avons préféré épargner la mécanique d’un vieil ascenseur, celle d’une machine à coudre épuisée, et l’air de rien avons glissé dans les frottements de plis de rideaux trop lourds et de jambes trop virils.

C’est peut-être un peu cela écrire. Attendre, aimer un personnage en transit, et au passage, saisir l’essence d’un vol de libellule, réveiller un oreiller oublié.

A propos de Yael

Je me balade entre théâtre et écriture. Avec le Tiers livre, j'ai envie de me surprendre, de jouer plus ! Sinon souvent scotchée de réaliser comment l’invisibilité finit toujours par poindre et surgir avec fracas. Je voudrais incarner par l’écriture ce trouble profond. Plus que jamais aujourd'hui. "Un dimanche à Auschwitz," Yaël Uzan-Holveck (orchestration d'extraits d'interviews) et Laurent Wajnberg (photographies), éd. de l'Aube, 2003, réédition 2024

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