— Tu l’as vu passer aujourd’hui ? demande Gabrielle, l’oreille collée à la chambre numéro douze.
Micheline est dans le couloir avec un chariot contenant un petit déjeuner copieux.
— Il est marrant. Mesdames, je vous prie s’il vous plaît de laisser là mon plateau un instant sur le chariot que vous aurez disposé contre la paroi de ma chambre et de sonner trois fois seulement, pas plus. Pardonnez-moi, je suis avec Madame I, vous le savez, elle est jalouse, imite en se touchant le chignon Gabrielle.
Les deux femmes laissent le chariot et cognent en tout trois fois contre la porte 12 et se cachent à l’angle du couloir. Comme deux fillettes, elles ferment les yeux pour ne pas voir, par jeu, ce qu’on leur a interdit.
Un bruit de loquet. Des petits pas maladroits, par facétie.
— Qui va là ?
Un homme de soixante-dix ans, le regard espiègle, les cheveux à la Rimbaud avec du gris dessus, des lunettes sur les yeux, s’empare du plateau en souriant. Il se retourne et lance de sa voix posée, dans un souffle où il met ces quelques phrases :
— Mesdames, où que vous soyez, vous avez sauvé ma journée. La proposition douze vous en sera éternellement reconnaissante.
Les deux femmes sourient en se poussant du coude.
Il s’en va, l’écrivain, et referme la porte, qu’on dirait n’avoir pas bougé si ce n’est par un coup discret de châssis, il n’y a aucune preuve à part le chariot vide.
— Lui, alors ! On dit que c’est un magicien, ajoute en chantonnant Micheline.
Gabrielle cogne sur la porte de la chambre suivante, et la dame qui en sort leur jette un regard appuyé. Cécile de Bondoufle.
— Dites-le, vous l’avez vu, il est sorti ? dit-elle, un pinceau dans la bouche, et dans la poche de droite un paquet de cigarettes à rouler. Dans sa chambre, l’odeur de tabat se dispute à celle de la térébenthine.
Cécile prend son plateau et regarde des deux côtés du couloir infini de l’hôtel. La lumière de sa chambre fait faire aux deux femmes des O, car leurs yeux sont collés à la bordée de châssis accoudés aux murs dont les tailles varient et les sujets aussi.
— Alors ?
L’intérieur de la chambre de Pal Melchior, l’obscurité. Pas un rai de lumière indiscipliné.
Comme si les sons retenaient leur souffle.
Des petits pas s’enchaînent, de toutes petites notes sur la moquette.
Et le bruit des rideaux qui s’ouvrent éblouit le jour qui se lève, qui peint d’un coup la chambre tapissée de grimoires et de livres en tous genres.
Dans le couloir, s’agitent les portes comme des rideaux qui laissent passer des mains qui saisissent des plateaux, des ronrons de cafés, de thés et de croissants dans les bouches, circulent des bonjours, des alors, dits comme des dominos de porte en porte, tous ces illustres noms de la science, la conscience, les armes, les inventions d’hier et d’aujourd’hui, les artistes en tous genres, les penseurs de tous poils, les révolutionnaires, les gens qui osent se prendre au jeu des mots en enfilades avec respirations, des a, des o, des i, et puis les autres sons qui, lus dans la bonne intention, provoquent des soupirs et de l’inspiration en même temps qu’ils impriment l’imagination.
L’on peut voir maintenant Melchior derrière sa Remington qui tape comme une marionnette qui rompt ses fils au son du rock, du blues, un roman endiablé sans même reprendre son souffle.
Il fait deux pas sur la moquette et continue le rythme sur le mur de sa chambre.
Alors, petit à petit, s’éveillent une horde de personnages, de ses pièces, de ses drames, des illustres inconnus et puis les écrivains eux-mêmes, et dans un aquarium nageant comme des têtards, une bande d’étudiants dans une boule de cristal écrivent sur des machines avant la fin de l’heure, aussi le jour de mars.
Melchior, le chef d’orchestre, joue La Mécanique céleste, met vite en ordre une trentaine de textes, en donnant à chacun un regard généreux, une poudre d’attention, de quoi donner aux gigotants beaucoup d’élan pour naviguer encore, à l’assaut de ces vaisseaux fantômes qui diffèrent pour chacun mais ordonnent à tous l’apnée, et aussi de bien tenir la corde, pour bientôt se hisser à la fin d’un chapitre et le début d’un autre.
Dans la chambre aussi, des ombres interloquées sillonnent, marchant toutes et tous dans leur rythme intime, chacun à sa manière comme une sculpture libérée de la pose, que dire de penser, et de tourner les phrases, d’aspirer des syllabes et de les jeter en bulle, d’en faire des cathédrales.
Jamais seul est Melchior, sa chambre est un hall de gare, une passerelle de passagers, de cosmonautes, une cour dans une cité, des passages persistants, des personnages en quête, d’autres s’étant trouvés.
C’est ainsi que la nuit, il tape comme son opéra qui se transforme en vies, sous les applaudissements de ses œuvres excitées, ses idées, ses lecteurs, ses pensées, ses portes vers des toujours.