#histoire #12 | orientations

Aller dans un hôtel est presque toujours l’amorce d’une aventure. Si elle ne l’est pas, la trace s’en efface aussitôt. Celui que je revisite mentalement se dresse à un croisement de chemins impossible à situer avec précision sur une carte, une sorte de lieu flottant, à la fois défini et pourtant introuvable. Il semble réel, mon esprit l’a assemblé à la manière d’un puzzle, réunissant des fragments de bâtiments dispersés à travers plusieurs pays, et recomposés en un seul espace –– jusqu’à produire ce lieu mental où la mémoire devient « architexte ».

Un bâtiment ancien, composite, une aile datant du XVIII e siècle, l’autre de la fin du XIX e siècle. Une porte tournante en verre épais semblant ne jamais cesser de tourner et rejetant avec lenteur les arrivants dans le hall d’entrée. Il est immense avec des miroirs amplifiant encore l’espace et une horloge indiquant toujours la même heure, midi ou minuit. Des plantes vertes luxuriantes l’agrémentent, des fauteuils épais, et face à l’entrée un comptoir de réception en verre rendant visibles des cartes mouvantes. Deux réceptionnistes –– un homme d’âge mûr et une jeune femme –– parlant à voix basse mais distincte, tous deux souriants accueillent les voyageurs. Les informations utiles sont échangées, remise de la clé, indication du numéro de la chambre et de l’étage. L’hôtel est vaste et bénéficie de toutes les orientations possibles : au sud la mer, au nord des montagnes, à l’ouest la ville, à l’est un parc. Une situation privilégiée permettant quand les disponibilités sont présentes de choisir l’orientation de la chambre selon son humeur. Mais je suis prête à tout accepter en cas d’indisponibilité, dormir dans une chambre exiguë, à l’équipement spartiate dans les combles, voire dans un sous-sol humide dans les situations extrêmes. Il faut seulement demeurer là une nuit, un jour, davantage parfois.

Accessible par un ascenseur lent débouchant sur un palier fleuri suivi de longs couloirs jamais rectilignes, les tapis changeant à chaque tournant –– un rouge sombre, un bleu indigo, un gris, un vert foncé –– orientée au sud, la chambre donne sur la mer et le phare. Des mouettes et des goélands dessinent des arabesques dans le ciel en poussant des cris. S’y diffuse une atmosphère indolente chargée de souffles chauds et d’embruns salés. Sous les pieds un tapis usé, avec des motifs altérés. Un lampadaire en bois avec un abat-jour en toile jaune dispense une lumière douce, deux lampes blanches au-dessus du grand lit souple recouvert d’un tissu en coton aux motifs ethniques noir et blanc. Un petit bureau que je déplace dès mon arrivée sous la fenêtre de manière à travailler et à contempler la mer. Des stores vénitiens en lames de bois permettent le contrôle de la lumière. Ensuite dans un ordre quasi rituel je m’empare de mon bagage, l’ouvre et range mes affaires dans l’armoire même pour un bref séjour. Une manière de m’approprier l’espace, de me sentir chez moi dans une atmosphère lumineuse. La salle de bains grande et claire prolonge l’impression de bien-être. La nuit, la mer semble plus proche, ses coups sourds contre les rochers traversent les murs avec plus d’insistance que le jour.

La chambre du nord appelle au mouvement, à l’élan d’agir. Son mobilier est austère, volontairement inconfortable.  Tout favorise de longs instants de rêverie ou de projets de randonnées face au spectacle de sommets enneigés. Un lit ferme, une petite table, une chaise, une armoire ancienne, des photographies de montagnes au mur, deux lampes au pied de bois, une descente de lit, une odeur de cire rappelant les pensions familiales. Des rideaux de velours bleu encadrent la fenêtre.

À l’ouest, la chambre donnant sur les toits et les clochers incite à se relier aux autres. On y entend le bruissement constant de la ville proche. Du petit balcon je vois une place, une fontaine, des bars, des restaurants, un kiosque à journaux et le flux ininterrompu des véhicules.

À l’est, la chambre plonge dans un monde végétal de banians, cocotiers, jaquiers, bougainvilliers. Elle provoque un détachement profond, un oubli temporaire de soi. L’air est chargé d’une odeur reconnaissable et troublante, mélange de santal et de cardamome. Un ventilateur tourne au plafond selon un rythme irrégulier, projetant la nuit des ombres circulaires sur les murs. Les rideaux couleur safran filtrent une lumière douce. Sur une table en rotin, une carafe d’eau et une coupelle d’œillets d’Inde. Le sol est couvert d’une mosaïque ancienne, fraîche sous les pas.

La chambre du haut, comme celle du bas, entraînent au repli sur soi. On monte à la première par un escalier en colimaçon éclairé par une verrière. Une peinture cliché –- une traversée au soleil couchant –– tente de réchauffer l’atmosphère. Une plante verte en plastique prend la poussière, la moquette marron est élimée et tachée, le lit dur et bas, le fauteuil fané. La chambre du sous-sol, presque clinique, refuse toute illusion. Murs blancs, carrelage ordinaire, néon distribuant une lumière crue et violente. Un lit étroit avec des draps jaunâtres. Pas de fenêtre. Seule une aération par le plafond permet de renouveler l’air vicié. Un lieu de retrait absolu, presque de cauchemar.

Une force singulière s’exerce sur moi pour retrouver continuellement cet espace et ce lieu. Passant d’une chambre à l’autre, j’ai le sentiment d’être un voyageur permanent. Rien ne m’appartient, sinon l’instant. Les chambres occupées, ne semblent jamais relever du même bâtiment. L’hôtel se contredit lui-même, et c’est là, sans doute, ce qui me convient. J’aime les passages et les contrastes –– arriver, s’installer, repartir –– et vivre, chaque fois, cette aventure singulière qu’est le simple fait d’habiter, pour un moment, un lieu qui pense avec vous.

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque même si je disparais de temps en temps

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