#histoire #02 | Désir Témoin 1

Je ne me souvenais pas de la photo. Qu’une photo eût été prise à ce moment-là. Je ne vois pas comment aucun de nous aurait pu s’en souvenir. Nous avions la tête ailleurs. Quand je dis « nous », c’est une extrapolation. J’étais entrée seule. Je ne connaissais personne dans la salle en entrant. Je ne connaissais quasiment personne dans la ville. Je me réfugiais dans les cinémas, dès qu’une heure risquait d’être inoccupée. L’oisiveté mère de tous les vices dans la grande Babylone, blablabla… Mais j’exagère, je n’étais pas entrée par hasard dans la première salle venue. J’avais dû prendre deux métros et un bus pour arriver là. Je connaissais si mal la ville que j’ai probablement dû compliquer les choses. J’évitais les bus d’ordinaire. Les transports aériens me faisaient peur, alors. Le métro nous mettait à égalité (…). Mais pour me rendre à la séance, j’ai pris un bus quand même : en l’absence de tramway, c’était la seule chose à faire. J’étais jeune, la vie, la ville et les mots formaient un grand parc de jeux d’échos. Cela faisait quelques mois que je vivais dans la Capitale, je commençais à trouver mes marques. Ou plutôt à retrouver les marques que je laissais deci delà, comme des cailloux dans la forêt, des croix blanches sur les portes. Ou bien comme des miettes de pain : je marchais sans plan, des heures entières dans la ville. Je ne regardais pas les plaques non plus. Cette méthode m’a conduite un après-midi en bas d’une rue étroite et pentue, qui était simultanément un souvenir d’errance en Irlande, à Cork quelques années plus tôt et l’imagination que j’avais gardé des ruelles portugaises d’un film de Wenders… la rue s’élargissait sur une place dominée par deux seigneurs d’arbres, avant de repartir, comme une rivière rentre dans son lit, entre deux pâtés de maisons. J’ai mis deux ans à la retrouver et nous avons fait ensuite un bout de chemin ensemble. Depuis elle s’est tellement éloignée de mon éblouissement premier que j’ai préféré la quitter. Je n’y vais plus. D’ailleurs, je viens rarement à Paris. Quand l’invitation m’est parvenue, cela faisait bien deux ans et demi que je n’y avais plus mis les pieds. J’envoie mes collaboratrices… Mais pendant deux ans, je l’ai cherchée cette satanée rue, un vrai Petit Poucet à la chasse aux miettes. Chaque fois que je sillonnais Paris, je m’attendais à ce qu’elle croise à nouveau mon chemin, y compris dans des quartiers tout à fait impropres à ces retrouvailles. Le plus drôle, c’est que les heures heureuses que j’ai fini par connaître dans cette rue, dans ses cafés, ses restaurants, ou assise sur un banc entre les deux grands arbres, ces heures comptent peu, finalement, en regard de la qualité de l’attente qui les a faits naître. Cette façon d’être imperceptiblement aux aguets (pas les yeux, non, mais la peau), en fine limière… Au moment de la séance de Tramway, j’étais quand même une Parisienne plus aguerrie. Je ne me cachais plus dans le premier cinéma venu. J’allais voir un film, choisi dans un programme. J’allais aussi voir une salle et un quartier. Je connaissais la pièce de Tennessee Williams. Des élèves en théâtre l’avaient montée pendant l’année de Terminale. La prof jouait elle-même le rôle de Blanche, ce qui faisait rire tout le monde. Le film, je ne l’avais jamais vraiment regardé. Peut-être entrevu au Cinéma de Minuit, enfant à moitié endormie ? Ou alors des photos, dans des revues spécialisées ? Je n’aimais pas tellement les « beaux quartiers », qui étaient très moches à l’époque. Je parle des Champs-Élysées, qui comptent au nombre des déceptions sévères des petites provinciales dans mon genre. Mais qu’un cinéma porte un nom d’écrivain, cela m’étonnait. Le Balzac. Finalement, rue Balzac… une autre déception. À l’époque je confondais facilement la proximité avec la facilité. Bref, pour répondre à votre question sur la photo, je suis entrée en milieu d’après-midi dans une salle petite. Nous étions une poignée. Je crois que tout le monde était là pour voir un monument du cinéma. La version restaurée… Quelque chose de muséographique. Le film nous est tombé dessus. En voyant la photo, je me suis souvenue du flash au sortir de la salle. Vu ce qui s’était passé, ça n’avait pas la moindre importance. Nous étions entrés là sans nous connaître, mais en sortant, quelque chose nous liait d’indissoluble, comme c’est le cas des gens qui assistent à un crime, à une catastrophe naturelle, à un moment où les limites sont dépassées. Où ce qu’on croyait limite vole en éclats. J’ai toujours gardé présente à l’esprit cette sensation que quelque chose « nous » était arrivé, non à moi seule, que nous étions repartis chacun avec un de ces éclats. Alors, non, l’invitation n’était pas vraiment une surprise. Au dos, la date de la séance était inscrite, avec le mot « Tramway ». J’ai su immédiatement.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

7 commentaires à propos de “#histoire #02 | Désir Témoin 1”

    • Bonsoir Louise,
      Que de bon souvenirs au Ranelagh… Les Enfants du Paradis chaque semaine pendant…

  1. (c’est bizarre comme je croyais que Blanche Dubois était interprétée par Bette Davies (elle a refusé le rôle – j’ai mis au journal (L|25 – 7°) une image d’une annonce qu’elle fit paraître en 1962… – jl’aime bien surtout pour son rôle dans {Eve}) – je confonds – la « chasse aux sorcières » et Kazan qui trahit ses amis (j’étais dans le ventre de ma mère) (Kowalski aka Marlon a vingt-huit ans – Vivien alias Blanche, trente-neuf… : pour elle l’oscar (« autant en emporte le vent » oui, aussi) , pour lui – non-trop inexpérimenté je suppose) (tu ne le savais sans doute pas, mais le Balzac était connu – et très adulé – pour ça : la possibilité d’y entrer par la sortie sans trop de difficultés) (ça doit faire quarante ans que je n’y suis pas allé : la dernière fois, j’y ai vu {Shoah} – il existe toujours) (c’est un peu à côté mais…) (en tout cas merci)

    • Alors tu tombes bien, Piero : j’étais en train justement de t’associer à cette histoire… Pour l’entrée « gratuite » du Balzac, tu ravives un vieux souvenir. Je me demande pourquoi Bette Davies a refuser le rôle. Je vais aller voir ton/son annonce.

      • (associe-moi oui) (Bette Davis « magnifique et exaspérante » un livre biographique je crois – je vais essayer de me le procurer (600 pages – 22 euros (jles ai pas – on en parle peut-être – peut-être à cause de Kazan le traître tsais c’est pas impossible) (mais j’ai aussi autre chose à faire) (on va voir)

      • je porte à ta connaissance que le livre
        Bette Davis : magnifique et exaspérante

        Sikov, Ed
        se trouve en bibliothèque du forum des halles (ils – et peut-être elles – l’ont intitulée françois truffaut, ce qui n’est pas du meilleur augure pourtant) jvais aller le chercher et le lire jte tiens au courant

  2. Belle ballade parisienne, merci, pour cet agréable moment.
    Comme je suis dyslexique, et certainement beaucoup plus, j’omets des mots à la frappe, mais ils sont présents dans mon esprit, en me relisant je me suis aperçu que j’avais oublié ballade, je l’ai ajouté.