RECTO
Le fait que le temps passe si vite, le fait qu’à la surface de l’eau, les rides me rappellent les chutes du Niagara sans savoir pourquoi, le fait que Suzy veuille partir, elle me l’a dit hier, le fait que je n’ai rien dit, et de feindre la compréhension, le fait que je n’ai même pas cherché à savoir pourquoi, le fait que les hommes parlent moins que les femmes, qu’ils soient des handicapés de l’émotion, le fait que plutôt que de lui dire que je voulais qu’elle reste, je commence à méditer sur les troubles de l’âme masculine, le fait que j’ai longtemps cru que le romantisme était une attitude naturelle, le fait que le cinéma a construit le cadre de représentation de mes relations hétérosexuelles, le fait que j’ai regardé avec émotions Pretty Woman quand j’avais 16 ans, le fait que je regrette de n’être pas aussi beau que Richard Gere ne me traverse plus l’esprit, le fait que je ne pourrais pas manger de pain avec ma salade de tomates ce midi parce que la boulangerie a fermé il y a 10 minutes, le fait que je ne comprenne pas comment fonctionne la physique quantique et que quand Barbara me l’a expliqué avant-hier, j’ai cru à nouveau en saisir quelque chose et puis le fait qu’en m’endormant tout ce soit évaporé, le fait que je me mets à pleurer sans crier gare, le fait que sans crier gare m’évoque l’entrée tonitruante d’un train dans une bourgade reculée d’Europe centrale, le fait qu’en Serbie le auvent d’une gare se soit effondré sur des gens et qu’ils en soient morts, le fait qu’en Europe dite occidentale personne dans les médias ne parlent de la révolte des étudiants serbes , le fait que le reste de la population serbe se rallie aux étudiants et qu’une révolte de grande ampleur contre la corruption indiffère la classe politique française, le fait que je veuille quitter mon travail comme Suzy vient de me quitter, du jour au lendemain, le fait qu’il ne me reste à l’esprit que le chat de Schrödinger ne me console pas de ma bêtise quantique, le fait que Suzy soit partie avec toutes ses affaires, et qu’elle m’ait laissé qu’un mot brutal sur la table, le fait que je continue à pleurer doucement, le fait que le chat enfermé dans sa boîte soit absent et présent à la fois, le fait que cette absence et cette présence soit possible tant que je n’ai pas ouvert la boîte, le fait que je n’aurais pas dû rentrer à la maison mais rester au bord du lac à observer les plissements de l’eau, le fait que puisque c’est l’été, j’aurais pu aller m’acheter une toile de tente chez Décathlon et m’installer au camping en attendant que Suzy sorte de la maison pour me supplier de rentrer à la maison, le fait que j’appelais souvent Suzy, mon chat, le fait que je m’aperçoive qu’elle a emmené avec elle le petit tableau que Nathalie avait peint et nous avait offert, me plonge dans un abîme de question sur le sens de l’entité duale appelé couple, le fait que l’amitié ne soit jamais considéré comme une des puissances de la relation entre deux êtres amoureux, le fait que l’amitié soit une des ressorts de l’amour, le fait que le temps soit cyclique et potentiellement juxtaposé, le fait que je suis maintenant allongé par terre, le fait que mon sexe soit un animal mort, le fait que si je le pouvais je me relèverai et partirai en courant, le fait que la course à pied en zone urbaine m’ait toujours semblé comme le stade avancée de la déchéance humaine, le fait que Darwin ait été si mal compris par ses contemporain et par la plupart d’entre nous, le fait que je sois au sol à taper des poing sur le plancher atteste certainement d’une forme d’impuissance, le fait est que la violence je n’ai jamais su l’exercer que sur moi-même, le fait que demain je travaille et que je dois trouver un moyen de ne pas y aller, le temps de me remettre, le fait que je rêve de partir très loin pour être autre chose que moi, pour disparaître comme homme, pour m’évanouir dans la nuée des choses, le fait que je rêve d’une clairière, le fait que ma bouche bave, le fait que mon nez bave, le fait que je jouisse de cette douleur amoureuse, le fait que j’aime ça, que je m’en délecte, le fait que rien de grave n’arrivera si je pars maintenant mais que si je reste je vais me diriger vers le local à outil, trouver quelque chose de tranchant et disparaître aussitôt, le fait que cela soit un cliché de l’amoureux éconduit, le fait que je voudrais sortir des clichés comme on sort de sa vie, le fait que sans le savoir je sois déjà dehors, le fait que sur la route, dans la voiture j’ai les mains sur le volant mais c’est quelqu’un d’autre qui conduit, le fait que quand je me réveille, il est déjà tard et je suis en train de m’endormir au bord d’une forêt dans un endroit que je ne connais pas.
VERSO
Le fait qu’enfant, j’ai longtemps rêvé être quelqu’un d’autre, le fait qu’un jour je me suis allongé dans la grande chambre de l’ancien auberge à l’orée de cette forêt qui me fascinait depuis que Didier, le frère de ma belle-mère avait emménager dans ce que nous appelions avec mes frères, la maison de l’ogre, c’était il y a longtemps, le fait que nous allions passer les vacances là-bas parce que mon père et ma belle-mère travaillaient beaucoup et n’avaient pas de temps à consacrer à cette bande de sauvages ingérables disaient-ils, le fait que Didier était sympathique et qu’il avait du temps à perdre et qu’il aimait bien s’occuper de nous en nous proposant des jeux grandeur nature ou en nous laissant vivre notre vie, parce qu’il disparaissait quand même souvent pendant la journée, pour ne rentrer que tard le soir, le fait que quand la nuit tombait nous nous hélions au cri de « Elle arrive ! », le fait que nous avions la sensation que le noir rampait vers nous comme une limace violacée et personne ne voulait être submergé par cette noirceur visqueuse, le fait qu’à partir de ce moment-là, la forêt ne nous appartenait plus, qu’elle devenait un territoire hostile où chaque bruissement était suspect, potentiellement une menace pour nous, le fait que je m’endorme dans cette grande chambre, le fait que je sois au milieu de la forêt en pleine nuit sans savoir comment, le fait que je ne me souvienne plus comment je suis arrivé là, le fait que quelque chose me persuade que la réalité ne soit pas ailleurs qu’ici au milieu de cette étendue de feuillu, le fait que je cherche dans mon esprit l’appel du soir que mon grand frère avait crié et que je ne le retrouve pas, le fait que c’est certain j’ai manqué l’appel, le fait que je sois condamné à errer dans cette forêt sans autre secours que ma peur, et avec pour horizon ma disparition, le fait que je marche à l’aveugle dans l’obscurité comme pour me protéger de l’obscurité même, le fait que ma mère me manque où qu’elle soit, je voudrais bien la retrouver, je lui en veux de n’être pas là, de n’être plus là, le fait que quand j’ouvre les yeux, je distingue au loin une clarté que me donne un espoir puissant, une vague à travers tout le corps me secoue, j’avance à grandes enjambées comme si un autre marchait en moi, le fait que plus tard je me délecterai des récits de chevalerie, revanche sur cette peur forestière, le fait que Perceval soit encore aujourd’hui mon héros de prédilection, le fait que Batman me semble bien simplet quand j’admire l’idiotie magnifique de Perceval, son rapport à l’action puis à la pensée, son rapport à la pensée somnolente, le fait que je continue à marcher vers la lueur qui, je m’en aperçois, est une clairière dominée par une lune pleine et rousse, le fait qu’au bord de cette clairière je n’ose avancer dans le grand cercle à découvert, comprenant alors que la forêt m’est un habit, une grande cape me protégeant des regards fauves mais pensant à Perceval, je fais un pas, le fait que mon premier pas fasse lever le grand cerf jusque là dissimulé dans les hautes herbes, le fait que je sois à l’arrêt animal devant l’animal, je veux franchir les trente pas me séparant de lui, le fait que je commence à respirer profondément sans savoir pourquoi sinon que pour franchir la distance je dois devenir un être flottant au-dessus de moi-même, un liquide aérien marchant sans bruit dans les hautes herbes du cercle de lumière, le fait que je suis devant la bête qui n’a pas bougé au point que je ne suis plus très sûr de son existence, troublé par l’immobilité statuaire pourtant je vois nettement ses nasaux se dilater à intervalles réguliers et ma main approchant, je sens l’air chaud du souffle, je pense que c’est le souffle de la forêt tout entier dans ma main, le fait que je pense que je n’ai pas peur, et maintenant je suis terrifié, le cerf a bougé, un pas en arrière, le fait que je sens que le cri dévale depuis mon ventre vers ma gorge, un torrent qui dévaste, je le retiens dans ma gorge, je le contiens, il va refluer c’est sûr, la bête a senti mon respiration s’éteindre, la colère, et la rage monter dans mes entrailles, elle baisse la tête, elle va charger, le fait que je hurle que je meure, le fait que Didier me tient dans ses bras, le fait que je hurle plus fort encore appelant mes frères, pourquoi n’ai-je pas entendu l’appel du soir, le fait que je m’en veux de n’être pas resté éveillé, que j’en veux à mes frères de n’être pas là avec moi, que je ne sais pas comme sortir de là, que je cherche une porte, une issue, un drap pour passer de l’autre côté, que ses mains qui me serrent fort me font mal, le fait que je crois que je ne vais plus jamais me réveiller et rester au bord de cette forêt pour le reste, oui pour le reste de quoi ?
Très belle description de la sidération, j’ai beaucoup aimé merci
cette mécanique de le fait que marche toujours très bien
merci beaucoup Catherine pour ton retour. Je n’avais pas pensé à la sidération mais je vois bien que quelque chose de cet ordre est en mouvement dans le texte.
Incroyable ces deux textes. La densité de l’association libre du premier fait penser à ces moments de dissociation que l’on peut vivre face à un flux trop intense. C’est troublant de sincérité, on croirait à un magnétophone de l’inconscient.
Très belle prouesse du passage du présent au passé dans le deuxième, très prenant aussi dans son intensité. On se sent préparé au drame, on ne sait juste pas d’où…
(et ne vous inquiétez pas certains s’intéressent à ce qui se passe en Serbie !)
Léa, je te remercie pour ce retour très stimulant. J’ai vraiment écrit un texte de fiction et je trouve que les consignes et le texte d’appui ont été d’une grande aide. Il n’empêche que quand l’inconscient a libre court à travers une chose advient dans avec le flux mots, tu as raison, c’est leur rythme et les associations qui peut-être un peu moins attendu ou explicatif… encore merci.
Michaël