Il est entré, a déplacé deux chaises, presque nonchalamment, pour rejoindre la table où je m’étais installé en l’attendant. De la buée s’était déposée sur les verres de ses lunettes en écaille. Il les a retirées avec délicatesse, a sorti un mouchoir brodé de la poche intérieure de sa veste, là où j’avais remarqué qu’il épinglait son stylo, et il les a essuyées.
– Ça va mieux. Je vous vois.
Il m’a souri. Nous ne nous étions pas revus depuis la mort de sa femme. Je lui présentai mes condoléances. Il n’a rien dit. A simplement hoché la tête et baissé les yeux. Je lui ai rappelé la raison pour laquelle je souhaitais le rencontrer à nouveau. Je voulais écrire un article sur son parcours politique. Au Parti communiste, dans la Résistance, le camp où lui et ses camarades avaient été emprisonnés, la torture, puis le retour et son passage au ministère où il avait œuvré dans les mois qui ont suivi la Libération.
– C’est loin, maintenant.
Son regard n’avait plus la vivacité que je lui avais connue. Ses mains tremblaient. Il avait maigri. L’alliance qu’il portait toujours à l’annulaire de la main droite glissait entre les phalanges. Il devait la remonter pour éviter de la perdre.
– Je ne suis pas sûr de me souvenir avec précision, ni d’en avoir tellement envie. Je vais vous paraître désagréable, excusez-moi. Je dois réfléchir.
Un groupe d’hommes cravatés venait de pénétrer dans le bar. Ils s’approchèrent pour le saluer. Il leur adressa un signe qui les maintint à distance. Il ne voulait pas être dérangé. Il n’était pas convaincu d’être un bon sujet d’article pour mon journal. Il n’avait pas été un rouage si important dans l’histoire de ce temps-là. Un parmi d’autres, tout au plus. Rien qui justifiait qu’on s’intéressât à sa personne.
– Les gens sont passés à autre chose.
Comment le convaincre ? Il ne me venait à l’esprit que des banalités. Je ne trouvais pas les mots. Il avait commandé un café.
– Vous désirez boire quelque chose ?
J’optai aussi pour un café. Je devinais de la lassitude dans ses gestes. Il avait vieilli. Il ne s’occupait plus de politique depuis qu’il s’était retiré de toute responsabilité. Il lisait certes les journaux sans accorder plus que cela d’importance aux débats sur des questions qui n’étaient plus de son ressort. Il se sentait dépassé. Il vivait de plus en plus retiré.
– Je fais ce que je n’ai jamais eu le temps de faire pendant toutes ces années. Je rattrape le temps perdu. Je lis des romans.
Je craignais d’essuyer un refus. Il se leva. Me tendit une main timide. Il me sourit.
– Nous nous reverrons.