#rectoverso #04 | Plis et replis

Oui, elle ose. Des échos improbables, entre le souffle d’un malade en sursis couché sur les cendres encore ardentes de la mémoire d’Algérie – ceux depuis longtemps éteints de sa famille assassinée à Auschwitz, et ceux qui peinent à crier encore sous la fumée de Gaza. Emprise.

« Comme en [elle], une zone d’ombre, une étape négligée, un goût discontinue ». Déjà il y a vingt ans, rejaillissait de son mélange ashkénaze et séfarade un infini désirant, les secousses ébouriffées d’un récit des plus subjectifs attaché elle ne savait pourquoi, à l’Algérie. Aujourd’hui, suite de résonnances en cascades – L’Algérie- Auschwitz- Gaza. Echos presque interdits et inaudibles, quoique, de moins en moins. Hurlants en fait. C’est sans fin se dit-elle, ces massacres et ce chaos, ces boucles mortifères.

« Apprendre à se lâcher, respirer, changer de rythme ». Elle tente de garder le fruit de la séance de yoga qu’elle vient de terminer. Mais son cœur s’emballe souvent pour un rien. Elle sursaute à chaque bruit. Elle marche en koala, glisse avec les écouteurs de son téléphone dans les rues de Paris. Elle sert son sac contre son ventre gonflé de peines. Ses cils tressaillants sont presque fermés, juste de quoi avancer en évitant les obstacles. Arrivée dans son alcôve parisienne prêtée par des amis pour les vacances, la tisane est chaude, diffuse son parfum mentholé. Trop chaud en cet été caniculaire. Elle pose malgré tout ses mains sur la théière. La poudre de vapeur s’échappe du goulot. Sa gorge est serrée. Son ventre n’est que solitude.

Elle a envie d’écrire dans cet appartement. Bibliothèque où elle retrouve tous les siens. « Apprendre à observer » : elle a commencé par les rayons théâtre. Elle les a sortis de leurs étagères en prenant soin de coincer un papier à l’endroit précis où elle les avait délogés, pour les remettre dans l’ordre en partant : Sophocle – Rabelais, que fait-il là ?- , Racine, Goldoni, Garcia Lorca, Tchekhov…et puis aussi, Tennessee, Wajdi, Tiago… La plupart des auteurs anciens, elle les a découverts avec Mme Mohr, il y a 50 ans, son professeur de français de terminale.

Emprise. Passer d’Israël à la Palestine. Des territoires à peine possibles à nommer ensemble aujourd’hui sans craindre quelque chose, celui où elle est née mais qu’elle connait à peine. L’Algérie, elle y a voyagé un peu. Un contournement pour approcher la Tunisie du patriarche, disparu sans en avoir rien dit ; Et en toile de fond géographique, cet autre pays, la Pologne dont est originaire la famille de la mère, pays que cette enfant cachée, la matriarche, n’a jamais parcouru. Des passerelles informes, souterraines, entre la petite histoire et la grande qui a sévi sur tous ces territoires : guerres, dominations, colonisations, exils, massacres, génocides. Complexités, déflagrations opaques démultipliées à l’infini.

Raconter le siècle ? Madame l’Histoire, – je maintiens le H majuscule de Marianne Alphant, et, Mesdames et Messieurs anthropologues, sociologues, géographes… pour sûr, l’Histoire des colonisations avec la grande hache, devrait s’écrire avec le grand S pluriel. Des milliers de pages sur le fait colonial, des Antilles françaises à l’Asie du sud en passant par Pondichéry et le Congo, tant d’autres encore… Le passé colonial appartient pleinement à l’histoire de France, entre autres, et ce, quelles que soient nos origines, nos grands-parents expatriés : Indochine, France d’outremer, Algérie…

Souviens toi !  Il nous faudra encore et encore, restituer l’incertitude de tous ces échecs cuisants, remonter le fil du temps de ces voies sans issue, mener des enquêtes, questionner le passé depuis le présent, renouveler, défataliser notre histoire, suivre la trace des résistances, entrer au fond des interstices de la spirale du pire, et de la cuisine entre histoire et mémoire.

Emprise candide et optimiste. En elle, des ruades infinies. Des pleurs qui ne sortent pas, mais refusent d’aboutir au dépit. Redonner du flux, un souffle, du mouvement, contrer la redite insupportable de l’Histoire, foncer dans son immobilité malade. Entreprise bien cavalière, désordonnée, sans queue, ni tête, elle se dit. Elle n’en a pas la force, ni l’envergure, elle pense. Oser pourtant, au moins cet espace de résistance discret, de l’écriture solitaire au milieu du brouhaha de Paris.

Quelques élèves fiers de leur nouveau statut de terminale l’avaient mise en garde avant d’entrer en classe le premier jour : « La mère Mohr ? Une peste ! Fais gaffe… ». Le ressort de la révolte et de l’endurance de ce professeur, aujourd’hui lui reviennent. Souvenir de ce corps imposant. Elle entend encore distinctement sa grosse voix faussement autoritaire qui aurait pu dire : J’ai ri de toutes vos chaises qui reculaient à mon passage, de vos regards et messes basses dès que je vous tournais le dos et que vous scrutiez mes trop longues chaussures, trop plates, mes collants marqués d’éclaboussures de pluie, car c’est à vélo et par tous les temps que je pédalais vers vous. Elle l’imagine s’enhardir : le corps à corps avec les textes, le roman, la poésie, le théâtre, la connaissance de la langue, l’appréciation d’un style en prose ou en vers, le sentiment de l’art, la perception du sens… Tout cela, je l’ai voulu envers et contre tous.  

Exercice de mémoire…Cette prof, aux yeux de l’enfant d’immigrés sans aucun livre chez elle, était l’érudition en personne. Sa vie monastique entre Rousseau, Pascal, Corneille, Montesquieu… ne l’avait pas menée à la bigoterie et même si…. Cette femme, elle l’aimait. De façon inconditionnelle. Ce corps ingrat, avec ses mains nouées derrière le dos, recouvertes de craie blanche, ce décolleté malodorant si intimement présent à chacun de ses allers et retours au bas de l’estrade devant le premier rang d’élèves – Elle sentait la pisse de chat ! Et les chats, elle n’en avait jamais eu -, le gras de ses bras emporté dans des trémolos fougueux au gré des explications ardentes consignées sur le tableau vert à trois pans… Rien n’échappait à l’élève studieuse, assise en biais dans l’angle parfait, au premier rang à gauche de la salle, contre le radiateur et la fenêtre, ni du tableau, ni des autres élèves, ni de la rue, ni surtout de Mme Mohr, de sa robe informe à grosses fleurs, changée uniquement les jours de Conseil de classe, et du panty qui en dépassait, de sa bouche entourée de poils solides rasés à la va vite, de ses lunettes épaisses et sales, de ses petits yeux qui observaient, tendus dans l’attente. De quoi au juste ? Quinze minutes pour résumer un passage de Candide ou l’optimisme – ce jour-là.

Emprise encore. Quand elle marche, elle est vite perdue, fait des détours. Elle voit mais flou. Elle a peu voyagé, a toujours eu peur de quitter sa rive et de plonger dans l’infini sans repère. Pas de souche. Née de deux parents orphelins, son identité juive est éthérée – l’identité ça existe ? Juive ? Elle pense toujours à Perec : « Le blanc, la lacune, le trou : l’identité, un plein ? L’origine juive n’est que manques, origine trouée… ». Elle s’est toujours dit: une liberté aussi. Habiter un espace, trouver sa place ? « Comment faire face, échapper ou se réapproprier une origine vide ? ». N’est-ce pas au fait, la question pour les palestiniens, aujourd’hui, plus que jamais, et déjà depuis plus de 75 ans ? Et cette question à la puissance mille, ne le sera-t-elle pas désormais pour les nombreuses décennies à venir ? Encore un détour, une question oblique ?

« Resserrez le champs, SVP ! On en est où là ? Dans du roman ? ». Vous êtes de la Police ? Elle répond à reculons. Elle aime les espaces restreints. Elle adore le dessin miniature des cartes, mais ne sait pas s’orienter avec, encore moins avec une boussole. « Un lit, un refuge, un replis » : l’infini pour elle se joue là, dans des lieux de mémoire en concentré, des focus d’« Espèces d’espaces », au travers de voix retenues qui ne survivent qu’avec une machine à respirer, de vies au rabais, de ce qui transpire de leurs corps immobiles, et, de ce qui émane de leurs silences mémoriels.

Alors va, avait dit l’Histoire !  Elle avait mis en scène Elis Island avec des étudiants venus des quatre coins du monde. Elle avait en elle sans le savoir encore, ce sentiment d’insularité identitaire, ce nomadisme originel. Ellis, non pas un camp, mais un rapport avec la béance des origines trouées, celles de tous les exilés.

« Resserrez le champ, vous dis-je ! »
« Ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora ».
« Et donc, où voulez-vous en venir ? »
C’est là qu’advient pour elle sa nécessité, là que sa peur cède, que sa machine intérieure à écrire advient, qu’elle trouve sa place et qu’elle ose.

A propos de Yael

Je me balade entre théâtre et écriture. Avec le Tiers livre, j'ai envie de me surprendre, de jouer plus ! Sinon souvent scotchée de réaliser comment l’invisibilité finit toujours par poindre et surgir avec fracas. Je voudrais incarner par l’écriture ce trouble profond. Plus que jamais aujourd'hui. "Un dimanche à Auschwitz," Yaël Uzan-Holveck (orchestration d'extraits d'interviews) et Laurent Wajnberg (photographies), éd. de l'Aube, 2003, réédition 2024

6 commentaires à propos de “#rectoverso #04 | Plis et replis”

      • Oui… Merci Louise.
        Je tente de traverser le personnel sans m’appesantir et trouver le passage vers l’écriture qui peut toucher tout le monde. Un défi.

  1. L’écriture de Plis et replis incarne le trouble profond évoqué qui vous/nous habite. Une proposition qui permet d’en mesurer l’emprise. Merci tout simplement

  2. « Oui, elle ose. Des échos improbables, entre le souffle d’un malade en sursis couché sur les cendres encore ardentes de la mémoire d’Algérie – ceux depuis longtemps éteints de sa famille assassinée à Auschwitz »
    « Ellis, non pas un camp, mais un rapport avec la béance des origines trouées, celles de tous les exilés.
    « Resserrez le champ, vous dis-je ! »
    « Ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora ».
    « Et donc, où voulez-vous en venir ? »
    C’est là qu’advient pour elle sa nécessité, là que sa peur cède, que sa machine intérieure à écrire advient, qu’elle trouve sa place et qu’elle ose. »
    Tant de résonances : Merci « d’oser » : de nous poser face au réel
    Merci aussi pour le portrait de Madame Mohr et ce nom de roman (mort qui mord)