Un portrait
La robe est rouge, avec des motifs épars qui se répètent à l’identique en noir, blanc, brun, des motifs qui dessinent un jeu de damier resserré jusqu’à s’en trouver arrondi, comme froissé. Le mouchoir de tête est assorti, porté resserré, un peu haut, porté fièrement. Tout pour suggérer la posture de la femme mariée et établie alors qu’il s’agit de tenter sa chance en partant rejoindre en France un hôte espéré amoureux et au statut socioprofessionnel encore incertain. Et pourtant, Binta a déjà l’âge d’être une femme mariée et établie, au Sénégal. Elle porte une perle discrète à l’oreille et un collier discret aussi, dont la fine chaîne vient rebondir sur ses clavicules, très apparentes sans que pour autant elle paraisse maigre, plutôt comme on marque certaines liaisons élégantes dans certains parlers. Derrière elle, il y a un mur et des plantes d’intérieur à feuilles épaisses, genre caoutchouc. Heureusement que le vert est à l’arrière, un peu atténué par la mise au point, ainsi l’image reste une image rouge.
Un chemin
Ce sont d’abord les lettres de Binta que j’ai retrouvées. Je me suis aussitôt reproché de l’avoir appelée Bintu dans mes souvenirs. Des lettres écrites sur du papier à petits carreaux, au printemps 1996, au moment où elle espérait venir du Sénégal jusqu’en France, où je l’ai officiellement invitée à venir me rejoindre, tout en étant si troublé de ce que cela pourrait bien vouloir dire pour elle, pour moi. Il y avait aussi la photocopie certifiée de son acte de naissance, celle qui me permet de savoir qu’elle avait cinq ans de moins que moi. C’est ensuite que j’ai retouvé la photo. Cette photo que j’avais dû enfouir avec l’amertume d’apprendre le refus de son visa à l’époque, après plusieurs semaines d’attente. Que je n’avais pas exhumée en apprenant par Bobondiŋ la mort de Binta dans un accident de la route entre Tambacounda et Dakar. L’émotion ressentie me l’a pourtant fait évoquer dans certains de mes premiers jonglages de langues, en 2012, 2013, 2014 où je glissais ce que j’avais transformé de son identité, passant de Binta à Bintu Tall, dans des passages en mandinkan que personne dans le public présent ne pouvait vraiment comprendre… C’est après la vente de la maison, en 2019, que j’ai trié certaines affaires et retrouvé son portrait photographique, celui qu’elle m’avait envoyé lorsqu’elle espérait venir et peut-être me rejoindre… Elle est la seule trace visible directe qui me reste de Binta, cette photographie qui est restée dans un carton au grenier pendant tant d’années, au point que je l’avais oubliée, au point que j’avais oublié qu’il me restait une trace visuelle directe de celle qui avait failli venir.
Se confronter au portrait
C’est une trace visuelle qui vient contrarier la plus vive de la mémoire, celle où, dans la petite rue longeant le mur de clôture de Ly kunda, Binta me saute au cou et me fait la bise avant de repartir, de se laisser raccompagner un peu peut-être. Dans ce souvenir, Binta m’apparaît à contre-jour, le soleil est derrière elle, sa peau est noire et luisante, faisant un beau contraste avec son tee-shirt blanc. Le tee-shirt est tellement éblouissant que je ne distingue pas le relief de sa poitrine. Serait-ce la seule explication du fait qu’au jour d’aujourd’hui je ne saurais pas dire quelle était la forme perceptible des seins de Binta ? Car je ne saurais pas dire et la photo de la dame en rouge ne m’aide pas, le lourd tissu ne moule pas, il retombe juste en aplomb d’un relief certes présent, qui paraît plutôt petit. Pourtant, j’ai envie de croire qu’une autre raison m’a fait ne pas scruter les seins de Binta sous son tee-shirt blanc : l’émotion de recevoir sa bise. Car la bise me fut donnée dans un élan qui ne pouvait pas laisser de doute sur sa spontanéité. Binta en tee-shirt blanc n’était pas calculatrice, je l’affirme aujourd’hui encore. Qu’en devint-il, quelques mois plus tard, de la Binta qui se fit faire cette photographie en dame rouge ? devenue dryanké, comme on dit dans les villes du Sénégal ? La dryanké par excellence est commerçante, tout au moins femme de tontine. Elle pèse, elle évalue, elle est toujours prête à négocier. Est-ce avec cette intention que la dame en rouge me regarde ? Car j’ai vraiment l’impression qu’elle me regarde. Au moment où elle regardait le photographe, elle regardait sans doute l’homme à qui était destinée la photographie et cet homme, c’était moi. Car je ne peux pas imaginer que la suite de la Binta qui m’offrit cette bise spontanée était femme à construire des plans B, C, etc. Je ne peux pas croire que la Binta dame en rouge soit une camouflée, une croqueuse de toubab en embuscade. Certes, tout est jeu d’écho en elle. Le rouge de ses lèvres se fond dans le rouge de sa robe. L’éclat si doux de sa peau brune rappelle l’ocre reposant du mur de derrière et il y a dans le blanc de ses yeux un peu de doré qui vient faire écho à la chaîne de son cou, discrète. Elle a les yeux mi-clos. On pourrait y voir un prédateur tapi qui se fait oublier. J’y vois une femme qui connaît bien les codes d’un certain jeu social mais qui n’a pas le pouvoir de deviner ce qui va se passer, qui ne sait peut-être même pas ce qu’elle peut légitimement espérer et qui ferme déjà un peu les yeux pour parer la déception qu’elle sent venir parce que, ensuite, un autre jeu sera à jouer, peut-être moins subtil.
Elle me regarde. Bien sûr que c’est moi, ce jour-là, qu’à travers le photographe elle regarde. Celui-ci a donc réussi à se faire le substitut de la personne à laquelle la photo était destinée. A l’époque, qui de nous deux aurait pu être jaloux de l’autre ? Le regard de Binta est intense, à paupières pourtant légèrement plissées. Comment dire plus fort qu’elle m’attendait ? Comment n’ai-je pas été davantage remué, à l’époque, par cette attente ? Comment ne pas me dire, encore aujourd’hui, qu’elle pourrait attendre quelque chose de moi ? Les ailes de nez sont largement ouvertes -j’aime que cela puisse s’appeler des ailes, c’est la deuxième chose que je remarque. Les ailes sont ouvertes et vibrantes. Comme celles d’un papillon prêt à s’envoler. Elles sont peut-être le relais d’expression de la sensualité, ce qu’on dit voir d’habitude, au Sénégal, dans l’écartement des deux incisives supérieures. Et cet écartement, je l’avais remarqué directement en voyant Binta, sans doute dès la première fois ! Sur la photo, sa bouche est fermée. Son sourire n’est que pressenti. On ne voit de sa bouche que deux lèvres pleines, extraordinairement charnues, merveilleusement charnues, au point qu’on peut rêver qu’elles parlent ou chantent ou goûtent. Que je peux rêver qu’elles embrassent aussi. Le grain de peau -est-ce bien comme cela qu’on dit, sans se faire entraîner prématurément par une couleur qui peut bien être celle du café et d’une certain chanson de Gainsbourg ? Parce qu’à bien y regarder tout est lisse, on pourrait même dire onctueux- invite à se poser la question d’un maquillage et comme cela est moins que sûr, invite à imaginer une sorte de maquillage naturel qui donne envie de s’y caresser, même sans permission, ne serait la crainte de se frotter par la même occasion au regard tapis.
Codicille : j’ai suivi la suggestion de trouver « l’élément de médiation » parmi les textes déjà écrits lors de cet atelier de l’été 2025… J’ai trouvé, dès la #03 « Il y a la rigueur implacable des certificats ». Avec ce qui était à l’origine certificat de naissance s’est fait le lien du certificat d’hébergement et toute une histoire déjà écrite par bribes que je suis alle rechercher dans mes archives, histoire tragique encore difficile pour moi à écrire intégralement mais où, effectivement une photographie sans doute dédiée et envoyée, reçue puis oubliée puis retrouvée s’est trouvée pouvoir jouer le rôle de médiation… L’essentiel du travail a alors été redécoupage, mise dans un autre ordre et… éléments de médiation parfois à trouver entre les nouveaux modules de texte…
tu m’as embarquée dans le monde du visage de Binta, et dans les interrogations du narrateur sur ce qu’elle pensait et projetait alors, envisageait de sa vie future…
du mal à faire le lien entre l’image rouge d’une femme installée et celle en tea-shirt dans un élan spontané
je ne sais pas pourquoi mais un autre visage est venu se superposer au sien pendant ma lecture, celui de l’héroïne de la série « Rwanda, la couleur du sang » joué par Michaela Coel, un visage si fort qui laisse trace dans la mémoire
merci pour ce voyage que j’ai adoré…
Tu es trop forte, Françoise ! Tu m’as incité à aller chercher du côté de cette série « Rwanda, la couleur du sang »… J’ai trouvé une image-portrait de la comédienne qui semble incarner un rôle central dans cette série et alors j’ai été saisi : en occultant les vêtements et la coupe de cheveux, je vois une troublante ressemblance avec le portrait que j’ai gardé de Binta…