Tu es arrivée hier soir en diligence à Tours. Et ce matin, tu t’es perdue dans le dédale des couloirs de l’Hôpital Général de la Charité. Quand tu franchis la porte de la salle qui accueillera vos cours, toutes les élèves ont déjà choisi leur place et tentent de rester debout et silencieuses devant leurs tables. Elles cherchent en vain à immobiliser leur corps, souhaitant le contraindre à patienter. Mais leur nervosité est palpable. Elles chuchotent entre voisines, lancent des regards alentour. Certaines ont le visage grave et semblent déjà concentrées tandis que d’autres gardent leur air rêveur. Tu entends quelques rires étouffés et des froissements d’étoffes. Toutes les femmes portent comme toi une tenue simple et propre. Il flotte, dans la grande pièce éclairée par de larges fenêtres, une odeur de bâtiments anciens mélangée à des fragrances plus médicinales. Tu te dis que cette ambiance n’a plus rien à voir avec celle du lavoir. En passant devant la table de l’enseignant, tu remarques le matériel médical méticuleusement aligné qui jouxte un amas de mannequins d’accouchement. Tout est déjà prêt pour la séance. Tu avances lentement dans l’allée centrale, parcourant du regard les rangées, à la recherche d’une chaise vide. Au troisième rang, une main se lève. C’est celle d’une jeune femme brune de petite stature aux yeux rieurs. Il n’y a personne à sa gauche. Tu t’approches et t’assois à ses côtés. Vous échangez rapidement quelques paroles tandis que le silence dans la salle se fait de plus en plus prégnant. Tu t’es tue désormais et tu fixes la porte, attentive à l’arrivée imminente de la personne venue vous enseigner.
Un homme entre et tu t’en étonnerais presque tant tu t’étais imaginé à tort que seule une femme pouvait remplir cette fonction. Le praticien avance d’une allure un peu solennelle jusqu’à l’estrade. Il porte une veste en laine noire bien taillée, à la coupe droite et soignée. Tu ne peux t’empêcher d’admirer le col blanc de chemise parfaitement amidonné qui dépasse de son pardessus. C’est un bourgeois sobre et élégant dont la seule fantaisie se loge dans les favoris moutonnants qui encadrent son visage calme. Pendant quelques instants, ton regard erre dans ces épaisses touffes de poils soigneusement peignées. Tu n’en as jamais vu de pareil ! Tu songes alors à deux gros nuages blancs et tu te dis qu’il y a chez cet homme quelque chose d’attendrissant et de tendre qui rompt avec l’austérité de sa fonction. Tout en déposant son vêtement sur le dos de sa chaise, il se présente rapidement à vous. Son timbre de voix est grave, son expression claire et précise. Tu sens que l’atmosphère de la salle est en train de changer. Elle se charge d’une ambiance studieuse et l’auditoire essentiellement féminin semble captivé, si ce n’est subjugué.
À la surprise générale, il demande à chacune de se présenter :
— Mesdemoiselles, je vous serai gré de bien vouloir prendre la parole à tour de rôle. Je vous invite à prendre le temps de me donner vos noms et prénoms ainsi que votre âge, à me préciser votre statut et si vous êtes ou non boursière. Puis ensuite à expliquer en deux minutes ce que vous attendez de ce cours, ce que vous souhaitez apprendre et comment vous imaginez votre rôle de sage-femme à l’issue de cette formation. Veillez à être claire et surtout concise pour que chacune ait le temps de s’exprimer pleinement.
Lorsque ton tour arrive, intimidée, tu te lèves, craignant de rester mutique devant cette sommité de la médecine. Tu réussis néanmoins à prononcer quelques mots pour te présenter :
– Lison Chardon, veuve Texier, boursière complète.
Et alors même que tu sens que tu vas vaciller et perdre pied, tu entends une voix intérieure t’encourager et te guider. C’est celle d’Angélique du Coudray qui, quelques secondes après, laisse place aux encouragements de Nicole. Ta bouche s’ouvre presque machinalement et tu sais instinctivement que dans un instant tu vas déclamer des mots qui ne seront probablement pas les tiens. Mais tu n’as plus peur, tu sais que tu peux leur faire confiance. Tu te redresses et déclames d’une voix posée :
Pauvresse des campagnes, je prends ma plume en main pour laisser parler mon discours.
Je jure que la connaissance donnée sera toujours un trésor à chérir.
Et que je n’aurai de cesse de dévoiler les erreurs si souvent inconnues aux meilleurs médecins.
Car les hommes, malgré leur art, ne savent que ce qu’on veut bien leur dire.
La Matrice est une chose qui est cachée sans fin.
La honte de la femme est comme un voile silencieux qui éclipse parfois la vérité.
Jamais le remède ne sert chaque corps de femme pareillement.
Chacune est un mystère, une aurore qui éclôt.
Je promets que la vie qui se confiera à moi sera toujours plus chère que la mienne.
De mes mains délicates, je poursuivrai la tâche infinie de développer mon art et l’expérimenterai sans fin.
Je serai vive, sûre, habile et prête à expérimenter chaque matin.
J’irai voir la vie naître dans ses formes innombrables pour qu’aucun accouchement ne me semble affable.
Et je me souviendrai que Dieu parfois dans sa sagesse
Choisis les humbles pour briser l’arrogance et la hardiesse.
J’apprendrai l’anatomie et n’hésiterai jamais à chercher les conseils éclairés.
Si la santé vacille et que l’épreuve s’accroît
J’irai demander l’aide d’un médecin.
Et face au danger, je dispenserai force et courage.
Quand mon savoir sera acquis, je formerai d’autres mains.
Et vénérerai les grandes dames sages d’antan, mes sœurs d’armes pour la vie.
Je n’oublierai jamais la loi qui confirma le droit d’apprendre aux femmes et d’exercer cet art qui sauva.
Je revendiquerai ma place de gardienne et de guérisseuse en santé et en vie.
Immédiatement après ton intervention, tu t’assois et réfléchis à ce qui vient de se passer. Serais-tu devenue folle ? Tu regardes discrètement autour de toi pour voir si Angélique et Nicole ne seraient pas tapies dans un coin de la salle. Mais tu ne vois personne ! L’enseignant, quant à lui, t’observe attentivement mais tu n’arrives pas à décrypter les expressions de son visage. Qu’a-t-il pu penser de ton envolée lyrique ?
Alors que ta jeune voisine s’apprête à son tour à prendre la parole, il l’interrompt quelques instants :
— Mademoiselle, si ce que vous venez d’exprimer avec votre cœur est quelque peu étrangement poétique, il n’en reste pas moins que ce contenu trouve une résonance profonde dans l’histoire qui vous précède. Lorsque vous vous serez toutes présentées, je ne manquerai pas, pour démarrer mon cours, d’évoquer quelques-unes de vos aïeules car ce sont elles qui ont pavé la voie de la reconnaissance et donné toute sa dignité à la profession dans laquelle vous souhaitez vous engager.
Ton texte m’a particulièrement touchée, Pascale. Il est beau et l’une de mes petites-filles débute en ce moment même des études de sage-femme.
Merci beaucoup pour votre message Émilie. J’espère que votre petite-fille s’épanouira dans l’exercice de cette profession porteuse de sens et qui après m’être documentée, m’apparaît encore plus passionnante et empathique.
Texte surprenant dans une langue ciselée. Merci
Merci Pascale. Très fort. Et beau.
Louise et Hugo merci pour votre lecture et à très bientôt j’espère pour un autre cycle en partage.