Quand on est blanchisseuse à Chinon, on a pas le temps de s’amuser ni de rêvasser. Ici c’est pas comme à la campagne où on lessive qu’une fois par mois ou par saison. À la ville, ils ont pris la manie de la propreté. Ces dames les bourgeoises, elles parlent d’hygiène à tout bout de champ.
Mais il n’y a pas qu’elles, Madame Mathilde. V’là t’y pas que les institutrices s’y mettent aussi. C’est le docteur Rosier, du quartier Radegonde, qui m’a expliqué la raison. C’est un principe de santé. Il semblerait que cela aide à lutter contre les épidémies.
C’est ce jour-là que j’ai compris qu’être propre c’est le commandement du temps. C’est aussi pour ça que chez moi, j’ai dû chauler les murs. Sinon le propriétaire, oust, il nous mettait tous dehors.
Mais bon, il faut être honnête, c’est grâce aux nouvelles règles d’hygiène que je peux aussi travailler à mon compte. Je vais quand même pas me plaindre de toute cette propreté !
Vous savez, il faut tout laver maintenant, les bas, les chemises, les tabliers, les mouchoirs. Je me lève bien avant le lever du soleil pour pouvoir récupérer tôt le matin le linge chez le client. Vous savez comment on fait, je ne vous apprends rien, madame Mathilde. D’abord, on le prépare. On passe un bon moment rien qu’à le trier. Et ça sent pas bon, pouah, surtout le linge de corps.
On fait un premier tas avec celui-là, qui est bien souvent des plus crasseux alors qu’il était pourtant bin blanc à l’origine. Après on passe au linge de maison. Pis, vient le moment de l’essangeage. À cette étape, on essaie d’assouplir les tissus et d’se débarrasser déjà des plus grosses tâches avant de partir à la rivière.
Vous savez, madame Mathilde, ça n’a pas été facile d’en trouver des bourgeois qui voulaient bien me donner leur linge à blanchir. Au début, j’étais pieçarde. Je lavais pour moi et je blanchissais pour mes voisines et aussi pour d’autres commerçantes comme vous, qui habitaient notre rue. Mais c’était pas suffisant pour nous nourrir. Vous devez vous en souvenir, madame Mathilde, vous qui m’avez offert plusieurs fois des œufs. Surtout quand André est revenu blessé, après la guerre contre la Prusse. Le pauvre, il pouvait plus faire marcher sa guibole. À compter de cette époque-là, plus personne dans la ville ni aux alentours n’a voulu de lui nulle part comme manœuvrier. À l’été 1871, c’est devenu trop difficile même si on avait que nos deux bouches à nourrir. Alors, je me suis retroussé les manches, comme disent certains.
Les premières portes des belles maisons où j’ai frappé, on m’a dit que les chemises étaient envoyées à Londres. Ah ils me font bien rire ces gens riches. Vous vous rendez compte, quel snobisme. Et puis, Dieu a eu pitié de nous et finalement j’ai déniché trois familles avec plein de p’tiots. D’un coup, ça m’en a fait des couches à lessiver.
À la fin de la journée, je peux vous dire que quand j’quitte le lavoir, j’suis sur les rotules. Parce que faut pas croire, madame Mathilde, blanchisseuse, c’est un travail épuisant. Regardez un peu mes mains, elles sont toutes gercées. Et pis mon dos, je vous en parle même pas. J’ai beau être vigoureuse comme aime à le répéter le docteur Rosier, tous mes os me font mal, surtout quand le temps est à l’humidité. Mais j’apprécie mon métier, j’en suis fière et je le défends. Et s’il le faut, les autres filles peuvent compter sur moi pour faire la grève.
Parce que le lavoir, c’est notre endroit à nous les femmes. On y va en poussant notre brouette qui est toujours trop chargée. Parfois on marche pendant des kilomètres. On en peut plus, on est rincées. Mais moi quand je vois enfin la silhouette du lavoir sur le bord de la Vienne, j’sais pas comment vous dire mais c’est un peu comme si des ailes me poussaient jusqu’à l’eau. Tout à coup, je sens plus la douleur et j’avance vaille que vaille jusqu’au lavoir. Ce qui me rend la plus joyeuse quand j’y suis, madame Mathilde, c’est la musique qu’on fait à nous toutes. Ah ce que c’est agréable à mes petites oreilles le clapotis de l’eau qui s’écoule. Pareil, pour tous les bruits secs que nous faisons avec nos battoirs. Des fois, je pense à nous comme à un orchestre. Tous ces tissus mouillés qu’on tord et qu’on essore, j’adore les entendre craquer et grincer. Au début, quand on arrive, on est toutes à notre affaire. Ce qu’on perçoit, c’est le son de nos palettes en bois. Mais quand notre rythme ralentit, si tu jaspines pas, que tu écoutes et que tu ouvres grand tes mirettes, là tu peux apprécier la beauté de ce qu’on vit et de ce qu’on partage dans ce monde qui est le nôtre.
Et pis y a aussi l’assistance qu’on se porte les unes aux autres. Ça de l’entraide, y’en a. Jusqu’à se faire passer la main quand on peut pas garder un p’tiot.
Gardez-le pour vous, madame Mathilde, mais pour ce qui me concerne, je m’suis défaite plusieurs fois de mon fruit depuis qu’André va pas bien. C’est Gisèle, qui est juste ménagère, qui m’a donné une recette. C’est comme ça que j’ai su qu’elle était secrètement faiseuse d’anges. Une fois que tu le connais, le procédé est pas bien compliqué. Tu fais bouillir de l’eau avec une cuillère d’armoise, de la menthe et quelques brins d’herbes aux chantres pis tu laisses infuser deux bonnes heures et malheureuse, une fois que tu as bu ta tisane, t’es partie pour des contractions toute la nuit.
À propos d’enfants, c’est aussi au lavoir que j’ai entendu parler pour la première fois de cette Corrézienne qui au siècle dernier formait des femmes du peuple à aider les autres pendant l’accouchement. D’après la grande Adélaïde, qui habite aux Cathelinettes, il paraît que bientôt ça pourra devenir un métier. Depuis ça me trotte dans la tête, si bien que j’ai à nouveau demandé au docteur Rosier des explications. Et devinez un peu ce qu’il m’a répondu, madame Mathilde ? Et ben, qu’il serait prêt à me soutenir si je voulais me lancer mais que ce serait beaucoup de choses à apprendre en peu de temps. Il faudrait aussi que je laisse mon André et que j’aille à Tours deux mois durant.
Qu’est-ce que vous en pensez ? Oh là là, je parle, je parle et j’en oublie que même si nous fêtons la mi-carême aujourd’hui, j’ai du travail qui m’attend à la maison avec André…
Verso 6 – La lavandière de la nuit…
Madame Mathilde, vu que nous sommes dans la confidence, il faut que je vous avoue une dernière chose avant que je vous quitte, au risque que vous me preniez pour une folle.
Il m’est arrivé mardi soir au lavoir, à la nuit tombée, une aventure étrange, que je m’en vais rapidement vous conter. J’avais pris un peu de retard. Toutes les filles étaient parties. J’étais en train de mettre mon linge dans ma brouette et ma foi, je prenais tout mon temps car un joli rouge-gorge était venu se percher tout en haut de mon tas de vêtements. Je l’écoutais chanter et c’était bien agréable de voir derrière lui la lumière qui baissait sur la Vienne et le soleil qui rougissait. Soudain, j’ai aperçu une ombre gigantesque plonger de l’autre côté de la rive et puis nager pile dans ma direction. Vous me direz, madame Mathilde, que j’avais encore le temps de prendre mes jambes à mon cou et vous n’auriez pas eu tout à fait tort. Mais je suis restée là, tétanisée devant la berge pendant que cette chose qui avait l’allure d’une femme se rapprochait. Elle ressemblait à ma Bélime qu’on a perdue l’hiver dernier et qui m’a toujours détestée. Mais cette chimère était plus gracieuse et distinguée que la mère d’André et paraissait une quinzaine d’années plus jeune qu’elle. Vous me croirez si vous voulez, madame Mathilde, mais cette créature est sortie de l’eau juste devant mon nez. Elle était toute ruisselante et portait une tenue identique à nous toutes les blanchisseuses. Une aura de lumière l’entourait. Cette chose m’a foudroyé du regard. Ses yeux sombres étaient immenses, ses cheveux bruns dénoués tombaient jusque dans le milieu de son dos. La drôlesse a posé un ballot blanc sur le sol, l’a ouvert et en a sorti sept chemises de nuit ensanglantées. D’une voix d’outre-tombe, elle m’a demandé de lui porter secours avec son linge. Vous devez vous en douter, madame Mathilde, je n’en menais pas large. J’avais tellement la frousse que mes genoux faisaient un doux bruit de castagnettes. Craignant de finir au fond de l’eau, j’ai acquiescé. C’est en effectuant la dernière tâche, quand elle m’a demandé de tordre ses vêtements de nuit dans le même sens qu’elle, que j’ai su réellement à qui j’avais à faire. J’avais devant moi, lugubre et effrayante, la lavandière de la nuit. Une cohorte de fœtus rougissants et sortis de nulle part s’est mise à tournoyer autour de nous. Du fond de la nuit, des cris d’accouchées ont retenti, suivis des pleurs stridents d’une multitude de nouveaux nés. Le spectacle était terrifiant. De sa voix devenue gémissante, la lavandière de la nuit a prononcé une série de chiffres, s’est approchée de moi, a tendu une main aux doigts fins et longs et sur mon ventre, a dessiné sept cercles concentriques en psalmodiant à trois reprises : « Sage-femme cet hiver tu seras ». Puis elle a bondi dans la Vienne. Les embryons l’ont suivi aussitôt. Je les ai regardés s’éloigner, estomaquée. Ma peur a disparu avec eux, madame Mathilde. J’ai pris ma brouette et me suis éloignée dans la nuit étoilée.
Me font penser aux blanchisseuses de Degas ces blanchisseuses…
Quelle histoire ! Du plus concret aux fantômes lugubres qui reviennent la nuit. C’est très réussi.
Merci beaucoup Laure pour votre message.