#2 à ce stade de la nuit#
1- Recto
à ce stade de la nuit, je suis dans le train qui me conduira à Venise. Le compartiment que j’occupe me semble très étroit. Nous sommes quatre et hormis leurs prénoms, je ne connais pas encore les autres personnes qui voyageront avec moi. Les couchettes sont installées en deux lits superposés situés de part et d’autres des cloisons et je suis allongée sur un des matelas du bas. Je suis si proche du plancher que j’ai presque la sensation d’être étendue directement sur la voie ferrée. Aux nombreux « clic-clic-clic » des roues des wagons glissant sur les rails, je me dis que le voyage ne manquera pas d’être sonore. Si je veux dormir un peu, il me faudra des boules quies. Je réalise qu’elles sont rangées dans ma trousse de toilette, laquelle est dans ma valise, cette dernière ayant été placée sous les bagages des autres voyageuses. Tant pis, il faudra faire sans ! Mes yeux se sont habitués à la pénombre. Le train ralentit pendant quelques secondes puis freine très légèrement. Je perçois d’infimes secousses en même temps que j’entends un sifflement. Cela ressemble à un râle profond qui démarre dans un souffle presque étouffé de vieille carcasse puis qui enfle et croît. Je pense à mon grand-père maternel probablement non seulement à cause de ce bruit rauque semblable à ses ronflements mais également en raison de cette association de mot et d’adjectif « vieille carcasse » qu’il employait couramment.
à ce stade de la nuit, je suis allongée sur le dos au milieu du lit. Il fait très noir dans la chambre. Je viens de me réveiller et j’ai très envie de faire pipi. Je sors mon bras gauche jusque là emprisonné sous une couette épaisse. Je le laisse pendre et se balancer quelques secondes dans le vide. Je tourne légèrement ma tête du côté de mon épaule gauche pour essayer de voir le petit interrupteur fluorescent de la lampe de chevet. Mince, je ne le vois pas, où est-il ? Je me dandine comme un petit verre de terre sur le matelas. Je tends à nouveau mon bras, essayant de l’allonger au maximum puis j’écarte les doigts mais je suis encore beaucoup trop loin. Je passe du dos sur le ventre, puis de la position allongée à une autre à quatre pattes. Je m’approche du bord du lit et m’assoie enfin. Mes pieds pendent le long du sommier. J’essaie avec leurs pointes tant bien que mal de toucher le sol. Je plisse fort les yeux puis les ouvre à nouveau. J’attends. Bon sang, qu’est-ce que j’ai envie de faire pipi. Ça y est, dans la pénombre je vois l’interrupteur. Je le saisis. Je sens l’objet oval en plastique dans ma paume et j’appuie sur le bouton. Une lumière jaune jaillit. Je vois, juste à côté de la petite table où est posée la lampe, le coffre en bois de l’imposante machine à coudre à pédale de ma Mamie. Il y a un mot écrit en lettres d’or dessus. Je ne l’avais encore jamais vu. Je me lève tout en déchiffrant le mot Singer. Pieds nus, je passe la porte et marche tout doucement, à tâtons, dans le couloir, une main posée sur le mur, l’autre cherchant à saisir le vide qui m’entoure. Je dépasse la porte de la cuisine puis celle de la salle de bain. Ça y est, ouf me voilà enfin devant celle des toilettes.
à ce stade de la nuit, je suis enfermée dans une chambre dont les volets roulants laissent filtrer un raie de lumière. J’ignore s’il s’agit de la lune ou d’un réverbère car je n’ai toujours pas encore réussi à repérer la pièce où je vis désormais lorsque je me promène dans les jardins qui entourent ce sinistre bâtiment. Elles m’ont emmené là toutes les deux samedi dernier sans me demander mon avis. Et puis après, elles sont très vite revenues avec des affaires prises dans ma maison : un ou deux tableaux mais pas mes préférés. Des photos aussi, les petits-enfants souriants et bien alignés dans des cadres, qu’elles ont posés là où elles ont pu dans ce minuscule espace. Je les ai regardé faire. Elles ont rangé mes robes, beaucoup, au moins une dizaine, sur des cintres dans la grande armoire juste en face de mon lit. Elles ont rapporté également mes sous-vêtements et plusieurs chemises de nuit. Elles me parlaient toutes les deux tout doucement. Pourquoi ne m’ont-elles pas laissé chez moi avec leur père. Lui, il est venu me rendre visite hier. Ce sont elles qui l’ont emmené en voiture. À peine arrivé dans la chambre, il m’a embrassé puis m’a caressé tendrement les cheveux en m’appelant sa petite colombe. J’ai voulu lui parler mais les sons n’ont pas voulu sortir de ma bouche. Et c’était pareil pour les mots, qui sont tous restés coincés au fond de ma gorge. Il s’est assis en face de moi. Il a pris délicatement la main que je venais de poser sur la table et l’a mise dans les siennes. J’ai senti ses doigts roulés doucement sur ma peau fripée, esquissant une caresse. Il avait l’air si triste. Nous nous sommes longuement regardés. Simultanément, nos yeux se sont chargés de minuscules larmes. J’ai su alors qu’il ressentait et comprenait tout de cette solitude inouïe, de mon emprisonnement intérieur comme extérieur. Le somnifère a fini par faire son effet et j’ai pu glissé dans un sommeil profond avec la pensée de l’amour de F. me réchauffant un peu le cœur.
à ce stade de la nuit, je suis confortablement assise sur un pouf en tissus épais, le dos bien calé contre le mur. Il est deux heures du matin et je rigole comme une bécasse. Nous sommes six dans une chambre totalement enfumée. Je ne le sais pas encore mais je suis en train de subir les effets de la digestion d’une galette bretonne au jambon, fromage et champignons copieusement fourrée d’herbes « folles ». Le jeune homme assis à ma gauche a un grand carnet posé sur ses genoux. Il dessine depuis environ une heure. Il a déjà rempli trois pages de nos têtes caricaturées. Il regarde attentivement B. qui est allongé sur la moquette en face de lui. Il fait glisser à nouveau son morceau de fusain sur une page vierge. Le mouvement de sa main est large, fluide et naturel et son premier trait est léger. Simplifiant les contours, il esquisse d’abord les grandes lignes du visage de son modèle. Au fond de la pièce, un album du Velvet Underground tourne pour la seconde fois sur la chaîne hi-fi. J’écoute les notes mélancoliques et la voix planante de Lou Reed chantant Océan. S. est de plus en plus concentré sur son dessin. Je vois alors se préciser les contours du visage de B. Ses traits qui me semblaient harmonieux il y a encore quelques minutes se déforment soudain devant mes yeux. Ses joues se font plus rondes, sa mâchoire plus proéminente et son nez bien plus volumineux. Je dodeline de la tête au moment où Moe Tucker exécute ses hi-hats et de légers coups de caisses claires. Satisfait, S. procède aux dernières retouches un léger sourire aux lèvres puis fait circuler son dessin parmi nous. Hilares, nous le feuilletons à tour de rôle…
à ce stade de la nuit, je suis réveillé par un bruit d’eau qui coule dans la salle de bains. Il me faut à peine quelques secondes pour réaliser que ce son ne provient pas de notre étage mais de celui des enfants. L’un d’eux est probablement malade. J’enfile un peignoir, glisse mes pieds dans mes tongs et descend à toute vitesse jusqu’à leur palier. M. est dans le couloir et regagne d’une démarche chancelante sa chambre. Elle est livide et ne m’a pas vu. Elle se recouche immédiatement. Je m’approche d’elle et lui parle doucement tout en posant une main sur son front. Tu es brûlante, ça ne va pas ma puce ? Attends, je vais chercher un thermomètre pour prendre ta température. Je regagne la pièce où A. et moi dormons. Je vais dans notre salle de bain et me mets à chercher nerveusement dans l’armoire de pharmacie l’instrument médical. Tout en fouillant, je fais tomber maladroitement plusieurs boîtes de médicaments dans le lavabo situé juste en dessous et me mets à jurer à voix basse. Je baisse les yeux en direction du tapis et découvre une dizaine de sachets d’aspirine éparpillés à mes pieds. Je me penche pour les récupérer et au moment de me relever, je me cogne la tête dans l’angle de l’armoire. Je jure une seconde fois, plus fort cette fois tout en portant la main à mon front. A. se retourne une ou deux fois dans notre lit, maugre et se rendort aussi sec. Je récupère un gant de toilette que je passe plusieurs fois sous un filet d’eau froide et redescends rapidement dans la chambre de M. Tends-moi tes bras ma chérie, c’est Papa, regarde, je vais te rafraîchir un peu. J’applique doucement le linge partout où sa peau est visible. Elle frissonne légèrement au contact du tissu humide. Ses joues sont rouges. Ses cheveux qu’elle a si fins sont trempés par la fièvre. Ses petits yeux noirs habituellement si rieurs et vifs peinent à me fixer. Elles les ferment quelques secondes puis lèvent très lentement ses paupières. Elle respire avec difficulté. Ses bronches sont encombrées. Le bip de l’appareil retentit plusieurs fois. Son écran digital affiche 41° Celsius. Je ne suis pas rassuré. Je crains que sa température continue de monter. Je lui propose de m’allonger un petit moment à côté d’elle. Elle s’endort rapidement mais son sommeil est agité. Quelques minutes plus tard, elle se met à délirer. Elle parle d’équations, elle qui déteste foncièrement les mathématiques. Je reste sur le qui vive une bonne partie de la nuit. Sa température baisse enfin au moment où le soleil réapparaît dans le ciel.
à ce stade de la nuit, je me tourne et me retourne pour la énième fois dans mon lit. À tel point que je me suis complètement entortillée dans ma nuisette et que je peine à bouger. J’essaie de lire l’heure sur l’écran digital du réveil. 3 heures, je ne dors toujours pas ! Depuis les trois mois d’hôpital, l’insomnie est un leitmotiv dans ma vie. Je pense aux nombreux médicaments… antidépresseurs et anxiolytiques… distribués à tous les patients de longs séjours pour les aider à supporter les examens invasifs, la douleur et la solitude… Il y a forcément un lien… Pas sûr… et à bien y réfléchir, cette insomnie ne date pas d’hier. Toute petite c’était déjà bien compliqué. La chaleur à cette saison dans cette chambre est étouffante… Il n’y a rien à faire, l’air ne circule pas… La seule fenêtre de la pièce donne sur une cour trop étroite. Elle n’offre pas de courants d’air. L’appartement de moins de 30 m2 est minuscule et n’est pas traversant. J’écoute aux aguets les bruits qui émanent de l’extérieur. Seule ce week-end au dernier étage de l’immeuble et les fenêtres grandes ouvertes, je ne suis pas rassurée. Et si quelqu’un habile à circuler sur les toits de Paris, s’aventurait dans le coin et faisait irruption chez moi… Je sursaute et j’épie le moindre son qui ne m’est pas familier… J’ai placé juste devant la fenêtre le tancarville encombré de linges déjà secs… Je me dis que si quelqu’un franchit la fenêtre dans le noir, il se heurtera dans l’étendoir. Je serai avertie et pourrais… quoi ? Me protéger… essayer de me défendre en fonçant sur l’intrus ou tout bonnement prendre la poudre d’escampette… Je sais, c’est ridicule cette appréhension d’une agression… Ça aussi c’est ancré au plus profond de moi depuis que j’ai 6 mois… Ah c’est dingue… comme je peux cogiter la nuit et me faire peur toute seule… J’allume la lampe de chevet bien décidée à me détendre et cherche sur mon téléphone un podcast de méditation… Je ne sais lequel choisir parmi la pléiade d’applications… J’opte enfin pour l’une d’entre elles… J’examine les différentes propositions… Je choisis l’onglet « Dormir » et clique sur l’option « Dix conseils pour bien dormir et bien se réveiller »… La suggestion s’accompagne d’une photo d’un mystique indien à longue barbe blanche fort souriant qui lève les bras vers un arbre pour y cueillir probablement une feuille ou un fruit magique… J’arrive sur sa page. Je parcoure son texte en diagonale… Il est si long que des bâillements me viennent… Je n’ai pas le courage de lire jusqu’au bout des conseils maintes et maintes fois prodigués aux insomniaques… D’un clic, je reviens en arrière et choisis l’illustration avec la légende : « Dormir en bord de plage – Sommeil profond et réparateur » d’une durée de soixante minutes…
2- Verso
Après après avoir entendu l’enregistrement de centaines de vagues je me lève et je prends la liseuse posée sur le guéridon. Mais au pied de mon lit, je fais machine arrière et laisse tomber ma bibliothèque numérique sur le drap blanc en soie. J’entends un pfff étouffé. Il est à peine perceptible malgré ces milliers de pages emprisonnées dans ce petit rectangle plastique. Je retourne dans le salon. J’attrape ma tablette, je l’allume, regarde machinalement l’application météo pour voir si la température extérieure a baissé et je cherche un film à visionner. Est-ce l’émotion de la découverte de ce texte magnifique de Maylis de Kerangale qui guide mes doigts… ou bien la magie de cet autre toponyme chargé d’histoire… Instinctivement, mon choix se porte sur le documentaire bouleversant de Lina Salem. Avant de lancer le film, je me cale dans le creux du canapé, y coince cinq ou six coussins de tailles variées et allonge mes jambes sur un pouf. J’ai pris au passage dans le réfrigérateur une boisson pétillante au goût de gingembre et une tablette de chocolat. Il est 4 heures du matin. Nous sommes dimanche. Cet atelier d’écriture en ligne est captivant mais sacrement exigeant et chronophage. J’ai à peine mis le nez dehors. Une heure ou deux quand même, chez les commerçants du quartier : marchands de fruits et légumes, fromager, boucher et boulanger, histoire de remplir le frigo. J’ajuste le casque sur mes oreilles. Puisque j’ai jeté ma télé il y a belle lurette, je sais qu’à défaut d’un grand écran, l’appareil audio me procurera au moins un confort d’écoute maximal et détail non négligeable, atténuera les bruits alentours. J’écoute une dernière fois les cris stridents et insistants des mouettes qui ont élu domicile sur les toits de notre immeuble. Je pousse le bouton « on » et j’entends le vrombissement de l’appareil suivi d’une voix féminine qui diffuse un message en anglais pour me guider dans ma connexion Bluetooth. Je sélectionne l’icône plein écran de la plateforme de streaming et j’appuie sur le petit triangle lequel cède immédiatement la place au générique. Puis les premières images apparaissent à l’écran, celles d’une vidéo de juillet 1992, témoignant de l’histoire déchirante de quatre générations de femmes palestiniennes. Le murmure léger du vent mélangé au cliquetis des roues d’un train me parviennent simultanément. Se fait entendre une voix féminine en arabe suivie immédiatement par celle en français de Lina, la narratrice partie explorer son histoire familiale si douloureuse. Hiam Abbass, Um Ali et Neemat content leur exil hors de la Palestine. Je suis immédiatement happée par la force de ce récit et son époustouflante construction narrative et visuelle. C’est un habile patchwork d’anciennes vidéos personnelles, de photographies d’archives familiales et de scènes actuelles filmées par la réalisatrice. Celle-ci ramène sa mère à Deir Anna, dans son village d’origine situé aujourd’hui en Israël. Mères et filles, présentes ou aujourd’hui disparues se rapprochent subrepticement au fil de ce travail mémoriel. Je suis émue aux larmes lorsque Neemat retourne dans la maison familiale après le décès de sa mère et qu’elle explique dans sa langue natale, à sa fille réalisatrice, à quel point il est difficile « d’être mère dans l’exil, sans sa mère ». Je pense à toutes ces femmes partout dans le monde, passées, actuelles et à venir, qui ont vécu, vivent ou vivront la cruelle réalité de l’exil. Le plus souvent forcé et quelques fois voulu. Je pense à leur résilience et à leur sororité. Je pense à Y. ma grand-mère et à M. ma mère qui elles aussi l’ont vécu. Les paroles émouvantes de Neemat après le décès de sa mère semble avoir définitivement pénétré mon âme. Je songe qu’il me faudra probablement un jour faire ce deuil et je ne saurais pas non plus comment me séparer de ma mère. Moi aussi, à ce moment là, je tournerai en rond dans un espace vide de sens. Pour me consoler, je convoque dans ma mémoire un autre extrait du documentaire et je sens soudain à l’instar de la narratrice, ma propre grand-mère me picorait l’avant-bras de ses doigts boudinés pour me conter la même histoire de petite poule.