#rectoverso #01 | Trois fois rien

Recto

C’est trop tôt ou trop tard pour les courses au supermarché. Trop chaud et encore trop de monde. Quand même il faut faire le plein. On dit ça comme pour remplir le réservoir de la voiture. D’ailleurs la pompe à essence est juste à côté et là aussi, il y a du monde. Le parking pulse la chaleur sur le métal des pare-chocs, rutilants dans la lumière trop blanche. A l’intérieur, des gens vont et viennent dans les allées encombrées de la grande surface, réassorts, chariots, cartons qu’on déballe et cet employé assis sur une pile sur l’élévateur, pendu au téléphone. Des gens remplissent les caddies ras-la-gueule, d’autres ont deux ou trois articles en main. La caissière ânonne de sa voix lénifiante, à la fois lente, douce, un peu poisseuse, une paresse à l’oreille, totalement décalée avec le lieu. Ça file. Ça défile vite. Ceux qui sortent sans rien, ceux qui ont acheté très peu d’articles. Je les soupçonne de venir faire le plein, oui, mais de frais dans l’espace climatisé.

De l’autre côté du parking, côté pompe à essence, le choix du carburant mais pas celui du mode de paiement. Celui-là parle fort, il s’en plaint. De toute évidence pensait payer en liquide. Peut-être n’a-t-il pas de carte bleue, ou assez approvisionnée, voire carrément vide. Je me demande quelle autre raison indicible. A proximité, le deux-roues stationné, remplit son réservoir assis, faux cuir, jean, encore casqué de carbone, sanglé dans sa mentonnière, je ne vois pas son regard que j’imagine concentré derrière l’écran opaque. Je ne vois pas s’il dégouline, si la sueur lui tombe dans les yeux, s’il supporte la chaleur avec ces vêtements-là, et comment il fait pour la supporter. Je n’ai pas vu s’il avait aussi des gants, s’il les avait enlevés pour manipuler le pistolet du distributeur pour le ravitaillement. Et ses bottes, on en parle de ses bottes ?

Second point de vente, passage obligé avant retour, garée à cul du magasin, vaste parking quasi désert par contraste avec celui du supermarché. Je me gare côté Nationale, devant un jaillissement d’herbes jaunies, rachitiques, desséchées. A droite, l’alignement des casiers à ouverture automatique, ces lockers en point relais, dans lequel s’était coincé un colis que je devais récupéré, j’avais mis un temps infini pour résoudre le problème et attendre un dépanneur. Trace supplémentaire de déshumanisation et vente sans service ajouté, sauf à croire que ce type d’acheminement est une avancée sociale. Heureusement, juste à côté il y a ces vendeurs souriants, aimables, serviables, avec lesquels il nous arrive d’échanger un peu plus que sur la variété de tel fruit ou sur la provenance de tel autre. Il y a ici non pas une lenteur mais une distance, un espace dans lequel les choses savent se distiller.

Verso

C’est là entre l’étal de légumes et celui de fruits qu’ils se croisent, se reconnaissent, se saluent. L’enfant de l’un court et sautille dans les allées. La femme de l’autre est à l’opposé du magasin, n’a pas vu la scène mais son compagnon la lui restitue plus tard, quand le père et son fils sont partis. C’est A. Tu sais, celui qui vivait rue Mistral. Il est séparé, il a déménagé dans une maison plus petite, tu penses. Il était son fils. il y a garde partagée. La femme fait la moue. C’est triste, il a quel âge le gamin, déjà ? Pas plus de cinq ans ? L’homme acquiesce. C’est ça. Il n’a l’air touché, il est plein de vie, heureux. Pas comme son père, je l’ai trouvé fatigué. La femme, ses yeux, sourcils arqués, se perdent un instant dans le vague, sa bouche se pince, désapprobatrice, son visage entier consterné. Après elle me jette un regard que j’hésite à traduire, entre suspicion et connivence, un de ces regards troubles, ambigus, vaguement fuyants auquel il serait vain de se raccrocher. Je feins donc de fouiller entre les fruits, surprise par l’odeur tenace des bananes que je n’avais pas prévu d’acheter.

A propos de Perle Vallens

Au cœur d’une Provence d’adoption, Perle Vallens écrit et photographie. Ecrire c’est explorer l’intime et le monde, porter sa voix pour toucher. Publie récits, nouvelles et poésie en revues littéraires et ouvrages collectifs. Lauréate du Prix de la Nouvelle Erotique 2021 (au diable vauvert) et autrice d'un livre de photographie sur l'enfance, Que jeunesse se passe (éd J.Flament), d'un recueil de prose poétique, ceux qui m'aiment (Tarmac), d'un recueil de nouvelles, Faims (Christophe Chomant) et d'un récit poétique et choral, peggy m. aux éditions la place. Touche à tout, pratique encore le caviardage, le cut up (image et/ou son), met en voix (sur soundcloud Perle Vallens ou podcasts poétiques), crée des vidéo-poèmes et montages photo-vidéo (chaîne youtube Perle Vallens)...

5 commentaires à propos de “#rectoverso #01 | Trois fois rien”

  1. Ai beaucoup aimé l’usage de la négation dans le portrait de deux roues.
    Et le final « Et ses bottes, on en parle de ses bottes? »

  2. « surprise par l’odeur tenace des bananes que je n’avais pas prévu d’acheter », j’aime cette fin !! de cette scène rapportée et l’échange « banal » des informations à ce regard et ce malaise entre la femme et la narratrice, jusqu’à cette dernière phrase, il y a du trouble là où on avait pas prévu d’en lire !!