RECTO
Chips sur les genoux, casque sur les oreilles, iPhone entre les doigts. Visage baissé. Des yeux, seules les paupières. La main droite plonge dans le sachet, fouille. La bouche mâche vite, sans pause. Les ongles raclent le fond. Ça froisse le papier — bruit de métal. Récupérer les miettes, toutes les miettes. Lèvres luisantes, huile, sel. Renverser le sachet en bouche comme une bouteille à vider. Secouer, tapoter de la paume. Le téléphone repose maintenant sur les genoux, en veille. Sachet vidé. Le comprimer, le rouler en boule — bruit de métal. Le fourrer dans la poche droite de la veste. Se frotter les mains sur le pantalon. Geste brusque, essuyer ou effacer. Reprendre l’iPhone. Doigt sur l’écran, déverrouiller. Ne regarder personne. N’avoir regardé personne.
Elle bondit dans le wagon, lui reste à quai. Pas un mot, pas un geste, juste un élan suspendu — l’entente muette d’une promesse. Elle l’attendra à la prochaine station. À moins qu’elle n’en décide autrement. Qu’elle transforme ce battement d’avance en échappée. Saisisse ce sursaut pour partir. Le quitter. Mais ce sourire-là est trop plein, trop radieux. Les boucles rousses débordent de son visage, lumière renversée sur ses joues.
Hier j’ai vu un film sur la fin du monde. Aujourd’hui, torrents d’eau dans les escaliers du métro parisien. Les vidéos défilent sur mon écran. Station Franklin Roosevelt, barrières fermées. L’eau dévale les marches, cascade brune charriant papiers froissés, mégots trempés, autres petits objets. Des gens remontent, essoufflés. Boulevard Exelmans, seizième arrondissement. Le craquement sec des arbres puis le choc sourd sur les vitres du fleuriste du quartier. Plus loin, des branches sur les trottoirs, sur les toits froissés. Voie Georges Pompidou devenue fleuve. Les voitures, warnings allumés, avancent au ralenti, l’eau jusqu’aux portières. Certaines calent, abandonnées. Station Guy Môquet ligne 13 : rubans de sécurité, accès condamnés. Cour d’immeuble dans le quinzième. Un gardien filme ses pieds dans quarante centimètres d’eau. Sa bouche remue, mots noyés dans le fracas. Chiffres qui défilent en bandeau : 230 interventions des pompiers. Deux morts en France. Touristes hagards devant les panneaux qui clignotent : lignes interrompues, stations fermées. Hier j’ai vu un film. Aujourd’hui le réel. Sur mon écran.
VERSO
Arrêter mais arrêtez donc ! On devine le cri de cette voix broyée par la tronçonneuse. Vous allez arrêter, je vous dis ! Elle ne dit pas, elle taillade l’air. L’homme, machine vrombissante à la main, se redresse. Un doute, un instant de doute. Et si cette voix s’adressait à lui ? Tombée d’en haut. Neuvième étage, une fenêtre. Des cheveux bruns dépassent du rebord. Des boucles dans le vide, on les voit d’en bas. Moteur coupé, on entend enfin la voix. Qui lui parle. Vous là-bas, c’est à vous que je parle. Cessez ce que vous faites. L’arbre est vivant ! On ne coupe pas un arbre vivant. La tronçonneuse reprend, sadique écho aux mots de la femme. Qui pousse sa voix, la crispe, l’aiguise. Il y a un nid dans l’arbre, c’est monstrueux ce que vous faites ! L’homme s’interrompt, téléphone, s’agace. Qu’on lui dise s’il doit cesser (mais d’où elle sort, celle-là ?) Elle poursuit, ses phrases comme des seaux d’eau jetés pour noyer le moteur, électrocuter le moindre geste. On ne coupe pas un arbre vivant. Vous n’avez pas le droit ! Les voisins entendent, on ne les voit pas. Debout, arrêtés derrière leurs murs. Certains approuvent, entre admiration et condescendance. D’autres jugent qu’elle en fait trop : tout ça pour un arbre. Ils ne le lui diront pas. De là où je l’entends, j’ai peur qu’elle tombe, entraînée par sa voix. De là où je suis, je n’entends pas l’homme demander conseil, attendre les consignes. De là où nous sommes, nous n’entendons pas l’oiseau. Nous ne voyons pas le nid. Et si on entend l’oiseau, c’est de mémoire et par cœur — comme abattu déjà.
Impressionnant Gracia ce flot d’images qui se télescopent, se nourrissent mutuellement. Une littérature de la tension. Vivement la suite !
oh merci beaucoup Serge !
Bonjour Gracia ! De toutes les contributions que j’ai lues de cette #01, je crois que c’est la première fois que les êtres humains sont aussi présents dans le texte, et dans paysage. Et ton dernier texte le dit très fortement, la façon dont nous sommes liés aux autres formes du vivant. J’espère qu’on aura l’occasion de se parler un peu plus longuement une prochaine fois.
Merci beaucoup Laure, très très touchée… nos liens à toutes formes de vie, oui ! merci
j’espère aussi pouvoir échanger davantage avec toi, c’était si bref au marché ! même si j’étais heureuse de ce début de rencontre.
c’est beau Gracia la fin de la scène de l’arbre, avec tout ce qui est hors champs et ce passage du je au nous : je n’entends pas/ nous ne voyons pas
merci Line, comment voir, entendre sans voir… peut-être aussi cela qui fait écrire, merci pour ta lecture
Pas mieux, la scène de l’arbre résonne particulièrement mais le réel est partout avec une présence tellement forte. Un crescendo dans la façon d’être percutée.
merci Perle, c’est cet arbre qui a donné l’élan pour le reste, j’ai commencé au verso 🙂 merci pour ta lecture
Merci pour vos magnifiques textes. Comprendre ces espaces mondes dans lesquels nous sommes liés les uns aux autres. Dire la vie de l’arbre que nous devons protéger. Protection de toute vie dans la respiration des jours.
Merci beaucoup pour votre lecture.