# recto-verso #04 | Un bloc de silence obscur et dense.

nous portons en nous ce qui nous a fait. (A. Marzano-Lesnevich)

Raconter la chambre noire de l’enfance ? Eculé. Difficile. Impossible ? Et pourtant. Récemment la question d’un ami : « Pourquoi as-tu commencé à écrire ? » La question m’a étonnamment surprise. Je ne me la suis jamais posée de façon aussi explicite, et c’est ça je pense qui m’a étonnée, perturbée. Je crois que la réponse est un lieu. Un temps. Une origine. Un ventre noir. Un bloc de silence obscur et dense. Je crois que je commence à écrire dans, à cause, depuis, la chambre noire de l’enfance.  Oui, c’est là que ça naît, non pas encore le désir d’écrire mais la nécessité d’écrire, le territoire d’emprise donc, oui, le voilà, et puis après, après la déprise, seulement alors, le territoire du désir, — et encore, se déprend-on jamais ? me souffle l’écriture —. J’écris comme un photographe développe ses photographies. L’écriture est un bain révélateur. Le bain de l’écriture dans la chambre noire de l’enfance. Et par fragments ça jaillit : le HLM orange, la maison rouge, les pouces de ma grand-mère qui tournent sur la chaise tout contre la porte-fenêtre et le rêche et l’épais du rideau que la vieille main soulève, et derrière le rideau, la rue de l’église, Léontine, l’école privée et catholique, et puis dedans, la télévision, la commode et Louis en noir et blanc posé dessus à côté de la bonbonnière et de la vierge bénie à Lourdes, la table en formica blanc, et ce soir-là, les carottes orange dans l’assiette en pyrex orange et pendant les carottes, dehors, la petite deux chevaux bleue dans la tempête qui fait rage avec les parents dedans, et pendant les carottes, la tempête et les cent pas de ta grand-mère, toi dedans, dans les pas et la bouche de ta grand-mère, oui, toi, qui manges toute crue son angoisse au lieu des carottes orange, et ça fait grossir la lourde pierre au fond du ventre-étang  — mais il te faut remonter plus avant, tu le sais ? dans le HLM orange —. Souligner et noter dans la chaleur de l’été : « Nous portons en nous ce qui nous a fait. » — La lourde porte d’entrée du HLM qui se referme sur le petit matin — là, tu imagines, je le sais, tu supposes —. ­Et ce titre, dans la traduction française, L’Empreinte. L’enfance, comme l’écriture : empreinte. Recto verso. Chercher les traces, les preuves matérielles — bien maigres, finalement ? Les photos ? Elles ne prouvent rien, elles attestent que quelque chose, quelqu’un a été quelque part, mais elles ne restituent pas toute l’épaisseur du réel — . Dans le HLM orange donc, la chambre noire, un lit cage, un bébé dedans, des pleurs — sans doute — qui résonnent dans la chambre noire, dans le vide. L’empreinte de ce bloc dense noir de silence et d’absence. — Et puis comprendre au bout de l’enquête que seul le récit fait foi, que toutes les versions de l’histoire sont vraies. Qu’on tournera toujours autour du bloc de silence obscur et dense.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. J'anime des ateliers d'écriture au lycée et maintenant un peu ailleurs. C'est l'horizon mais beaucoup de chemin encore !

18 commentaires à propos de “# recto-verso #04 | Un bloc de silence obscur et dense.”

    • Oui, c’est bien ça…Et à te lire ô combien oui. Mais l’écriture est là 🙂 qui aide parfois.

    • Oui, j’en suis consciente mais j’ai tellement été accaparée par cette expression « territoire d’emprise » (que j’ai trouvée à la fois magnifique et terrible – en ce sens, une proposition digne du cycle « Boost »-) que j’ai eu du mal à installer cette instance dialogique. A la marge donc mais ça vaut le coup quand même. Car quel questionnement !

  1. C’est tellement émouvant, Emilie, et j’adore l’idée de la chambre noire, du développement des souvenirs comme de photographies.

    • Marylène ! Heureuse de te retrouver ici. Je vais aller découvrir ta page ! Merci pour ton retour. D’autant que ce texte me tient à cœur.

  2. Merci Emilie pour ce texte qui me fait penser à du mica. Noir profond constellé de petites paillettes. J’ai été touchée.

    • C’est fou Louise. J’avais songé à finir avec l’obsidienne. Mais ton image me plaît beaucoup. Sur la table en forMICA blanche, le mica de la mémoire. Merci !!!!

  3.  » J’écris comme un photographe développe ses photographies. L’écriture est un bain révélateur. Le bain de l’écriture dans la chambre noire de l’enfance. » « — Et puis comprendre au bout de l’enquête que seul le récit fait foi, que toutes les versions de l’histoire sont vraies. Qu’on tournera toujours autour du bloc de silence obscur et dense. » Merci Emilie ( je n’ai pas osé aller là trop près de « soi », je n’ai pas voulu ou pu toucher à cette origine, dire vraiment je ( vrai et ment) et m’approcher plus près du bloc de silence : trop intime? à te lire voir s’ouvrir un chemin …)

    • J’ai longuement hésité. Une journée à mariner mon territoire d’emprise. Mais à la fin, j’ai cessé de tergiverser, ça s’imposait. Mais la question s’est posé pour moi aussi. Cette proposition m’a poussée à ronger l’os. A très bientôt Nathalie ! Merci pour ton retour.

  4. « Un bloc de silence obscur et dense » que je traduis en te lisant par un bloc de silence orange tellement la couleur est prégnante « et pendant les carottes, dehors, la petite deux chevaux bleue dans la tempête qui fait rage avec les parents dedans et pendant les carottes, la tempête et les cent pas de ta grand-mère, toi dedans, dans les pas et la bouche de ta grand-mère, oui, toi, qui manges toute crue son angoisse au lieu des carottes orange, et ça fait grossir la lourde pierre au fond du ventre-étang » merci beaucoup Emilie pour ces résurgences

  5. Dans le noir de la chambre de la mémoire, s’accrocher aux couleurs… Merci Cécile pour ta lecture !!! A très bientôt.

  6. …il y a des « lourdes pierres au fond du ventre étang » qui s’allègent en écrivant… il y a toi qui nous dit, au coeur de ce retour sur images, que « toutes les versions de l’histoire sont vraies « … merci pour la vérité de tes mots.

    • Merci à toi Eve d’être passée par là et pour ce retour qui me touche par ces bribes relevées…

  7. Très touchée par votre texte. Il y a un moment où on ne peut plus contourner « le bloc de silence obscur et dense » et l’écrire est un grand pas pour se déprendre (enfin je crois)

    • Merci Muriel ! Oui, je suis d’accord, l’écriture et plus largement l’art le permet, je crois aussi.

  8. Emilie, ton texte comme un plongeon m’impressionne. Les couleurs, les mots, les souvenirs, les bribes font sens et l’emprise apparait. Merci