recto | faire la lumière
C’est le bus 10 qui m’emmène chez M. V. Une jeune femme est assise sur le banc de l’abri bus. Je m’assois à côté d’elle. Sur ses genoux un petit garçon, son seau et sa pelle. A leur côté sur le banc, une dame âgée dans sa robe fleurie et une autre plus jeune. Elles se ressemblent. Une mère et sa fille sans doute. La vieille dame a le regard d’une infinie tristesse. Elle me fait penser à ma mère. Un homme au téléphone fait les cent pas devant l’abri bus. Il parle fort, ses traits sont tirés, il marche à grands pas. L’enfant sur les genoux de sa mère le suit du regard. Quelques gouttes. L’homme au téléphone s’arrête un instant, lève les yeux dans un semblant de prière au ciel. Le vent se lève. Le bus arrive. Quatre arrêts plus loin, j’arrive chez M. V. C’est un vieux monsieur taiseux, parfois bougon, mais je l’aime bien. Une fois passé le seuil, j’entre dans le monde de M. V. Des murs de livres. Des objets glanés de ses nombreux voyages. Une maison nombreuse. Je lance un bonjour enjoué. Comme chaque lundi et chaque vendredi, il est dans la cuisine et se fait un café. Je sais qu’après, il s’enfermera dans son bureau. C’est le rituel. Quand je fais le ménage chez M. V., j’essaie de lui apporter un peu de lumière. Je savoure le silence de la maison. J’aime sa présence derrière la porte du bureau. Grâce à lui, je voyage un peu d’objet en objet. Quand on est femme de ménage, on est un peu voleuse d’histoires malgré soi. J’aime. Ça commence dès que je sors de chez moi : je regarde et j’absorbe les bouts de vie. Au bout de quelques heures de travail, je laisse une maison propre et je repars avec des morceaux de quotidien qui ne sont pas miens. Les restes d’un repas, le désordre d’une pièce, le linge à repasser, les objets à épousseter, le courrier à trier parfois, les bribes de paroles attrapées à la volée, autant d’indices, de traces de vie qui s’accumulent. Je n’en parle à personne. Tellement de visages, de bouts de vie, en moi. J’aurais l’impression de trahir. J’ai choisi depuis quelques années de travailler chez les particuliers. Je gagne peu mais ça me suffit. Avant, j’étais agente d’entretien pour une entreprise de nettoyage dans des grands bureaux, des open space comme ils disent, dans une très grande ville. Ça m’a usé. Il fallait se lever très tôt, avant tout le monde. Faire le ménage dans des espaces anonymes, sans âme, sans vie, dangereusement transparents. On ne nous laissait pas assez de temps pour faire bien notre travail. Alors j’ai plié bagage. J’ai démissionné. A la mort de ma mère, j’ai déménagé dans cette petite ville de bord de mer. Elle m’avait légué sa maison. Je n’ai pas cherché d’autre métier. J’aime ce travail de l’ombre qui fait de la lumière dans la vie des gens. Mon corps me fait un peu mal, alors je nage. Le dernier jour de travail du mois, M. V. me laisse un livre, avec ma paie. Sur la petite table du salon. Je repose l’ancien sur cette même petite table et je glisse le nouveau dans mon sac. Aujourd’hui, c’est Océan Mer d’Alessandro Barrico. J’aime le titre. Je peux repartir. La maison est limpide.
verso | épaissir la vie
La solitude ne me fait pas peur car je ne la connais pas. Je suis peuplée, même seule. De visages, d’histoires de paysages. L’expérience de la solitude radicale pour moi, c’est celle de la naissance et de la mort. Deux expériences qui jamais ne pourront être partagées. La mort, quand je commence à y penser, à y penser vraiment, surtout le soir quand je peine à trouver le sommeil, dans l’obscurité de la chambre, est vertigineuse. Surtout depuis la mort de ma mère. Il m’arrive encore de trembler de frissonner quand j’imagine son corps enclos dans le cercueil dans la chape de ciment de la tombe du cimetière. Voilà la solitude. J’ai envie de la prendre dans mes bras. De la réchauffer. Son âme je n’en sais rien. Je n’ai pas le secours de la religion ni de la spiritualité pour me sauver de la peur de la mort, pour m’en consoler ou me consoler de l’absence de mes morts. La mort, c’est la vie en moins. Et puis c’est tout. Et j’aime la vie. La mort est une absence radicale. Alors, j’aime les fantômes de mes morts. Je regarde les photos et je leur donne l’épaisseur de la vie. M. V. ne se console pas de la mort de sa femme et de son fils. Un accident de voiture. Alors il écrit. Du moins j’imagine qu’il écrit, à défaut de se consoler de la mort, pour épaissir la vie.
J’ai préféré épaissir la vie faire la lumière. Et je me demande s’il ne serait pas plus fort d’arrêter le texte à « Alors, j’aime les fantômes de mes morts. » Il doit y avoir moyen 😉
Sinon merci Emilie pour tes lectures toujours instructives.
Merci Cécile de ton retour. Oui en effet, ce serait plus fort de clore le texte ainsi. J’ai voulu aussi que M. V. ait ses morts.
Je t’avoue que je ne suis pas très à l’aise sur ce genre de propositions. J’ai du mal avec l’invention de personnages et de monde fictionnel. Même si on ne part jamais de rien.
Merci Émilie, c’est un beau texte juste, qui donne à ces solitudes de la dignité.
Ton retour me touche beaucoup. Merci Michael. Je suis le fil de ce commentaire pour aller te lire dans cette forêt de textes !
« La mort, c’est la vie en moins. Et puis c’est tout. » j’ai envie d’ajouter « simplement » mais pas si simple en vérité. C’est la manière dont, situation après situation, mot après mot, tu parviens à cette épure qui donne au texte sa force. Et de sas en sas (comme chanterait Alain Baschung) j’imagine que tu voulais en venir à ce « j’aime la vie » comme un éclat inattendu, renversant. Enfin, ce que j’en dis, c’est ma lecture. Vaut ce qu’elle vaut peut-être rien sinon, un beau moment de lecture. Merci !
Oui Cécile me suggérait de finir mon texte un peu plus loin mais finalement c’est peut-être sur ce « J’aime la vie. » qu’il faudrait finir. Ça va avec le personnage. Merci Serge pour ta lecture !
merci Emilie de ce beau texte, lumineux et très fort. Merci beaucoup.
Oh merci Simone de ton retour. A te lire très vite !