#rectoverso #08 | Ah tu verras tu verras…

RECTO

La petite fille était tombée en amour. La scène aurait pu se dérouler dans le bac à sable du jardin d’à côté. Ce jour-là elle était sur une plage, un après-midi d’été, sa mère tout à côté. Elle avait l’air de s’ennuyer un peu quand soudain elle sembla tomber en pâmoison devant tout le sable qui était autour d’elle. Elle en prenait une poignée qu’elle faisait glisser entre ses doigts et quand il ne restait qu’une très infime quantité de grains dans la paume de sa main, elle tentait patiemment de les faire tous tomber sauf un. Que le tri fut parfaitement réussi ou pas, elle se mettait alors à déclarer sa flamme au minuscule tas sablonneux blotti comme un objet précieux au creux de sa petite main, en engageant une conversation qui rendit sa mère plus attentive de la situation. Son âge ne lui offrait encore que peu de vocabulaire mais suffisamment pour prononcer des je t’aime à foison avec tendresse et ferveur comme elle pouvait, dans un contexte plus ordinaire, les clamer joyeusement à ses parents ou à son chat. Elle manifestait quelque colère quand elle n’arrivait pas à recueillir le moins de grains de sable possible dans sa main protectrice ou gardienne d’un trésor qui méritait ses déclarations d’amour. Elle était comme hypnotisée par cette tâche à accomplir, chaque grain recevant une dose d’amour et lui faisant à son tour comme un signe de passer le message à son voisin. La plage était grande. Captivée par déjà tous les je t’aime à déclarer entre le sceau et la pelle elle ne se rendit pas compte de l’ampleur de la mission. La mère remarqua que plus qu’un monologue exalté c’était un échange mystérieux qui s’instaurait entre le ou les grains de sable et sa petite qui passa tout l’après-midi au milieu d’un univers inaccessible aux adultes. A cet âge, il n’est nul besoin de comprendre le monde pour embrasser le monde. Et il semblait que le monde, dans un infime grain de sable, à sa flamme déclarée, lui répondait.

VERSO

Tu m’as reconnu, sous mon costume élimé par le vent, la mer et les millions d’années. J’étais bien loin, avant, bien avant, un bout de roche devenu pierre qui a roulé, dévalé torrents et rivières, s’est jetée au fond de l’océan pour un jour, concassée, effritée, pulvérisée, me laisser déposer par une vague où tu te trouves, petite fille. Je t’ai reconnue, sous ton apparence humaine, toi qui, avant, bien avant, il y a aussi des millions d’années, caressais avec tes écailles les algues marines et te frottais aux parois de mes congénères rocheuses ensablées dans le tréfonds des mers de cette planète bleue. Je sais tout de toi au passé, au présent et qui tu seras lorsque tu ne sauras plus échanger avec les éléments. Plus tard sur ce sable, ou un autre, tu seras autour d’un feu de camp avec guitare, Brassens, cheveux longs, pattes d’éléphant à tes pantalons. Plus tard tu comprendras que certains de ces grains de sable si libres avant sont enfermés dans les murs des maisons, dans les murs des prisons. Plus tard sur ce sable tu y feras l’amour. Tu y verras la mort. D’un dauphin enchainé à un filet de pêche, d’une baleine éventrée, d’un évadé abattu à l’arrivée par plus forts que lui. L’épuisement ou les coups de fusil. Plus tard tu n’iras plus comme avant sur la plage, plus le temps, le travail, les enfants. Plus tard, tu voudras retrouver cet amour inconditionnel avec l’universel, cette âme d’enfant qui communie avec tout le vivant. Plus tard, bien plus tard, tu embrasseras les arbres, tu parleras aux plantes de ton appartement, tu laisseras les araignées envahir l’hiver ta maisonnée, tu méditeras devant un soleil couchant ou déambulant sur un trottoir sale et bondé. Tu chercheras patiemment la source, celle qui relie tout à tout, d’un grain de sable à l’humanité, de l’humanité à la terre, de la terre au ciel, du ciel aux étoiles et ces étoiles déjà mortes que tu verras là où, prête à partir toi aussi, tu te trouveras, te montreront le chemin d’une vie sans début ni fin.

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

5 commentaires à propos de “#rectoverso #08 | Ah tu verras tu verras…”

  1. Un bien joli texte qui nous ramène a l essentiel et que tu as illustré avec bc de talent .
    Faire parler le sable réceptacle d’amour de cette petite fille . Original . Merci

  2. Belle rupture entre le recto verso…. et en même temps formidable dialogue entre les deux…
    Ça me parle ce grain de sable en personne et toute sa poésie, « tu m’as reconnu, sous mon costume élimé par le vent, la mer et les millions d’années ».
    Merci Eve pour ce texte étonnant.

  3. Superbe! Avec toutes les couches de résonances présentes: poésie terre amour enfance et sablier…puis la grande fresque du Tout, temps espace, humain animal végétal minéral, magnifiquement brossée en si peu de lignes! ( le Tout si présent dans ton écriture et que j’apprécie particulièrement) et merci aussi pour le montage audio/vidéo de deux univers essentiels avec également leurs résonances…

  4. quelle belle idée de conjuguer les deux regards, humain et minéral, combinaison si essentielle pour trouver l’harmonie et rejoindre l’essence des étoiles
    (et je te reconnais bien là !…)
    « Plus tard sur ce sable tu y feras l’amour. Tu y verras la mort. »
    je suis en train d’écouter pour la deuxième fois la vague soulignée par la cloche ou le bol tibétain, tu me rapproches de mon pays en cet instant…
    merci Eve

  5. Merci Eve pour ton texte, cet instant d’infini à hauteur de petite fille et le verso de ce grain d’immensité. Bravo.