#rectoverso #07 | Le fait que.

RECTO

Le fait qu’il n’y ait pas eu de blessés, os cassés, sang giclé, pare-brise fracturé dans l’accident de voiture n’a pas empêché le choc violent des dos jetés contre les sièges, la projection inattendue de l’avant du véhicule contre le parechoc de l’autre, le choc tremblant des corps hagards, titubant hors des carrosseries afin de tenter de se rencontrer, de se parler, de se remettre de ce qui vient d’être brutalement traversé. Le fait qu’il n’y ait pas eu de blessés n’a en rien empêché d’autres accidents de se produire dans différentes régions du monde en voiture, avions, bateaux ou simplement à pied. Le fait qu’il y ait eu accident de voiture, a instantanément renvoyé nos pensées à d’autres enfants, amis, connaissances, morts trop tôt, trop jeunes, trop injustement et nous a fait réaliser que la douleur irréversible de ces vies perdues ne pourra jamais être ôtée. Le fait que nous roulons encore en voiture au lieu d’utiliser les transports en commun interroge perpétuellement sur les volontés politiques et écologiques de notre planète et sur toutes les solutions ou non solutions que nous n’arrivons pas à démêler, voitures électriques, à essence, voitures plastiques, silencieuses, voitures-paquebots, en qui nous faisons aveuglément confiance pour nous emmener d’un point A au point B. Le fait qu’il n’y ait pas eu de tôle cassée n’a pas tari les larmes de tristesse face à la fragilité de nos existences non brisées mais fissurées par la mort qui nous guette à tout moment de toute journée. Le fait qu’il ait fallu attendre une aide, un service qui ne soit jamais arrivé, n’a fait que ranimer ressentiment et impuissance face aux assurances, incompréhension d’un système qui ne fonctionne plus. Le fait qu’il y ait eu un accident de voiture n’a en rien interdit les ravages de la Loi Duplomb sur l’agriculture, l’acétamipride, néonicotinoïdes, OGM, dans les betteraves, les noisettes, les savons, multitudes de petits accidents du quotidien s’insinuant imperceptiblement dans les pores de nos peaux, le sang de nos veines, la texture de nos cheveux. Le fait qu’il y ait eu accident de voiture a montré que tout, absolument tout, pouvait disparaître en quelques fragments de secondes.

VERSO

Le fait qu’il m’ait fait remarquer devant tout le monde que je vivais un parcours de vie extraordinaire au vu de ce que j’avais été lorsque je l’ai connu, il y a maintenant de nombreuses années, m’a laissé sans voix, durant un long moment. Il n’y a pas eu de silence gêné ou de malaise à cet instant précis, non, le fait qu’il ait fait surgir en lui ces mots presqu’au-delà de sa propre volonté, le fait qu’il ait prononcé ces mots ce jour-là, sur la personne que je fus et dont je n’ai que très peu de souvenirs, le fait que j’ai oublié cette autre que j’ai pu être, m’a fait, sur le moment, rire et parler aussi, pour broder le désarroi qui s’était emparé de moi. J’entends encore le son de sa voix émue, un peu tremblante et presqu’étonnée voire offusquée que je puisse avoir oublié d’où je venais, le fait que je l’entende encore, comme ancrée au fond de moi et partout sur ma peau, le fait qu’elle ait pu être là pour me le rappeler. Nous étions en train de déjeuner par un bel après-midi d’été, je devais être en train de dire quelque chose lorsqu’il s’était mis à parler comme il ne parlait jamais et le fait qu’il ait prononcé ces mots, lui, qui d’habitude se tait, a provoqué en moi, un émoi. Le fait que je n’ai plus la sensation d’avoir été ceci et même de ne l’avoir pas vécu m’a fait, par la suite, basculer pendant de longues heures à me demander où j’étais passée. Le fait qu’il m’ait cité comme étant un petit animal, il me semble d’ailleurs que c’est le mot animal qui m’ait le plus frappé, animal comme non-humaine mais petit animal comme quelque chose à protéger. Le fait qu’il m’ait fait entendre ces mots alors que je n’étais plus petite lorsque je le fréquentais et qu’au contraire, je hélais, haut et fort, que j’existais, le fait qu’il m’ait rappelé ce que j’étais à ses yeux ou du moins l’image que l’on se faisait de moi et le ressenti intérieur que j’avais, a créé un gouffre inexplicable. Suis-je si éloignée de ce que je crois être et montrer ? Le fait qu’il m’ait rappelé ceci avec sa voix grave et douce, contraire à sa pudeur, m’a, je l’avoue, entièrement bousculé. Le fait qu’il faisait beau dans ce jardin fleuri, que le soleil brûlait nos peaux et que plus rien d’autre n’existait a fait renaître ce souvenir lointain dans nos phrases, l’a fait s’asseoir à notre table et lentement, m’a enveloppé d’amour.

A propos de Clarence Massiani

J'entre au théâtre dès l'adolescence afin de me donner la parole et dire celle des autres. Je m'aventure au cinéma et à la télévision puis explore l'art de la narration et du collectage de la parole- Depuis 25 ans, je donne corps et voix à tous ces mots à travers des performances, spectacles et écritures littéraires. Publie dans la revue Nectart N°11 en juin 2020 : "l'art de collecter la parole et de rendre visible les invisibles" voir : Cairn, Nectart et son site clarencemassiani.com.

Une réponse à “#rectoverso #07 | Le fait que.”

  1. dans le recto prendre conscience de l’infiniment peu de chose, de la fin dans le verso prendre conscience de infiniment grand de l’exceptionnel