#rectoverso #08 | Vu !

RECTO

Une frange, une coupe au bol, et petite pour son âge. On avait quelque 25 ou 26 ans à tous les deux. ELLE, c’était la fille du bistrot au 135 avenue Michelet, à quelques mètres de chez moi. Le Carillon, c’était la seconde maison des vieux habitués du quartier. Il ouvrait ses portes tôt le matin. On y venait de temps en temps avec mon père, un samedi par mois il me semble, c’est à dire le jour où ma mère nous demandait de débarrasser le plancher pour laver chez nous à grande eau, un peu avant midi, ça je m’en souviens. ELLE, habitait au-dessus du café je crois.

ELLE, était toujours dans un coin, assise à une petite table en bois, près de la porte. Une table en bois poreux, strié, la crasse depuis longtemps accumulée entre les fentes, indécrottable. ELLE, le samedi matin devait finir ses devoirs, puis aider au service. Ses parents faisaient les beaux devant les clients. Leur fille, ils la voyaient à peine, et ça se voyait dans son regard à ELLE, cette absence.

MOI, ce samedi matin un peu avant midi, je la regardais. Sans lever la tête, ELLE, traçait des traits avec un stylo à bille noir, sur une feuille arrachée dans son cahier. Et puis, ELLE, sortait de sa trousse des petites épingles. Et, ELLE, transperçait son dessin avec les épingles. Oui elle le transperçait, avec beaucoup d’attention même.

Mon père avait commandé deux omelettes à la patronne, la patronne c’était sa mère à ELLE. L’omelette c’était sa spécialité à la mère, mais c’est sa fille qui est venu nous la porter à table : fragrances de son odeur à ELLE avec celle de l’omelette. Peu à peu, le bistrot s’était rempli, le carillon sonnait. Ça entrait, ça sortait.

Nous avions fini de déjeuner. J’attendais debout à la porte du bistrot que mon père règle l’addition. Il taillait la bavette avec tout le monde au comptoir, surtout avec la patronne. ELLE, me tournait le dos, servait les autres clients. J’en avais profité pour m’emparer discrètement du dessin épinglé sur la table, et plonger dans la galaxie des minuscules traces de trous éparpillés sur le bois. J’en avais déduit que ce n’était pas du tout le premier de ses dessins. J’avais plié celui-là en quatre, en le cachant derrière mon dos, puis l’avais glissé à plat contre ma poche de pantalon. J’avais gardé ma main dans la poche, le cœur battant, un peu coupable, mais surtout heureux. Je n’avais qu’aperçu le visage monstrueux qu’elle avait dessiné, et ce quelque chose, comme des filaments, qui coulait des yeux de ce drôle de portrait.

J’avais dû rappeler à mon père que maman nous attendait pour le café, noir pour elle et lui, au lait pour moi, qu’elle avait sûrement sorti du placard, le paquet de petit-beurre LU. Maman se cognait régulièrement la tête à la porte de ce placard au-dessus de l’évier, le placard du précieux paquet bleu et argenté des gâteaux LU, et râlait contre mon père qui oubliait régulièrement d’en fermer la porte. Assis à la table de la cuisine javélisée, je regardais fondre dans ma tasse les deux ou trois LU distribués à chacun – pas plus – et je dégustais cette douceur pâteuse, mi- liquide, mi- solide, insaisissable.

Pendant ce temps, ELLE, s’était rendue au parc d’à côté. ELLE, jouait seule, à « un deux trois soleil » en plaquant son visage contre le tronc d’un arbre, un marronnier je crois. ELLE, se retournait plusieurs fois, surprenait les ombres de début d’après-midi. ELLE, les trouvait géantes. C’était comme si avec ELLES, ELLE s’exerçait à grandir. Puis, ELLE, s’était assise sur le banc en bois, toujours le même.

Le samedi suivant, après le repas, j’avais eu l’autorisation d’aller au parc. Caché derrière l’arbre – un marronnier je crois – je l’avais longuement regardée. ELLE, jouait avec mon ombre derrière le marronnier.

Avant qu’ELLE, ne vienne s’assoir sur le banc, j’y avais épinglé le dessin. ELLE, l’avait découvert, sans surprise. A l’arrière de la feuille, en grand, j’avais écrit : « Toujours, je serai dans NOTRE ombre ». ELLE, avait caressé le drôle de visage dessiné sur la feuille, lentement, ELLE, avait regardé autour d’ELLE, vaguement, ELLE, avait plié la feuille et l’avait mise bien à plat dans sa poche, puis ELLE, était repartie jouer contre l’arbre. « Un deux trois soleil ».

ELLE, s’était retournée tout à coup, et ELLE, avait ri et crié :  Vu ! Si heureuse de l’avoir attrapée, NOTRE ombre.

VERSO

Tous les samedis matin, je restais là, camouflée derrière une des tables du bistrot des parents, juste à droite de la porte d’entrée. Je devais faire mes devoirs. J’étais régulièrement houspillée par la maitresse. Mon père et ma mère ne savaient pas bien quoi faire avec moi, alors ils me gardaient près d’eux au café pour faire mes devoirs, et vers midi, je faisais un peu le service. En guise de surveillance aux devoirs, j’avais les coups d’œil des clients qui me trouvaient de plus en plus charmante, et les sourires entendus de mes parents qui acquiesçaient, pas peu fiers.

J’avais beau essayé d’attraper les contours des mots sur les pages de mes cahiers, de m’y exercer de toutes mes forces, rien à faire, les mots, ils butaient les uns contre les autres, et dérapaient. Leur inconsistance me donnait le tournis. A les lire et les relire, je devenais une poulpe rampante dans des sables mouvants. En plus, à chaque coup de carillon de la porte d’entrée du bistrot, je m’enterrais davantage, et pour cause, j’avais droit aux bises des clients les plus avinés, et au suintement tiède de leur bave au coin de mes lèvres.

Pour oublier, et garder la tête haute, j’arrachais une feuille de mon cahier, laissais mon stylo à bille flâner dessus. Oh diable les exercices à trous comme les appelait la maitresse. Moi, des trous, j’en avais plein le cœur et derrière mes yeux, et dedans l’immensité du vide flottait. Alors, je m’accrochais, et de toutes mes forces je traçais des traits, je traçais des traits rageusement, je dessinais des visages, et les trous, c’est moi qui les créais ! J’épinglais mes portraits, à même la table du bistrot, je me cramponnais à leurs pleins et déliés. C’est ainsi que je ne m’enfonçais pas davantage. Je dessinais, j’épinglais, je dessinais, j’épinglais…

LUI, à peine si je l’apercevais dans la cour de l’école. Et quand c’était le cas, IL était toujours seul. Ses lunettes lui tombaient sur le nez. Du revers de la main, d’un geste bref et précis, IL les rechaussait à ses yeux. IL, venait manger quelques fois Au Carillon, le samedi midi je crois, avec son père. Tous deux se parlaient un peu, très peu, LUI, à voix basse, son père d’une voix tonitruante comme tous les habitués du bistrot. Le père commandait chaque fois deux omelettes – baveuses, il précisait. C’est celles-là aussi que mon père préférait. Ce n’est que lorsque je m’approchais pour les leur servir, que j’entendais sa voix à LUI, une drôle de voix qui échappait à tout contrôle des graves et des aigus. Et puis, ses trop longues jambes l’obligeaient à déporter son bassin sur le côté de la chaise, hors de la table. Tu gênes le passage de la demoiselle fiston, tu vois bien, disait le père. IL, arrachait alors de ses tripes un maigre pardon, qu’il m’adressait tête basse. IL, dégustait l’omelette sans se presser, à petites bouchées, après avoir tracé des traits sur sa surface jaune, gluante et informe, peut-être pour en compter les portions, peut-être pour en modeler la forme à sa façon. Certains petits morceaux traversaient les mailles de sa fourchette. Parfois même, l’un d’eux glissait au coin de ses lèvres, et s’agrippait aux quelques poils qui poussaient là.

Une fois libérée de ce service du samedi qui me sauvait de mes devoirs, j’avais l’autorisation d’aller jouer au parc. J’avais alors rendez-vous avec le soleil. Mon ombre et moi, nous jouions à grandir. Je la perdais souvent, mais je la retrouvais toujours. Sa présence furtive se dédoublait, malicieuse et silencieuse. Parfois même, elle m’écrivait, enfin plus précisément elle me coloriait.

ELLE et MOI, NOUS ne NOUS lassions pas d’attraper les silences et les oublis des sourds échos de NOS solitudes.

Dessin, lors d’un atelier écriture avec G – Perce-Neige Ogeu-les-Bains

A propos de Yael

Je me balade entre théâtre et écriture. Avec le Tiers livre, j'ai envie de me surprendre, de jouer plus ! Sinon souvent scotchée de réaliser comment l’invisibilité finit toujours par poindre et surgir avec fracas. Je voudrais incarner par l’écriture ce trouble profond. Plus que jamais aujourd'hui. "Un dimanche à Auschwitz," Yaël Uzan-Holveck (orchestration d'extraits d'interviews) et Laurent Wajnberg (photographies), éd. de l'Aube, 2003, réédition 2024

5 commentaires à propos de “#rectoverso #08 | Vu !”

  1. Quel plaisir d’inventer en écrivant ! Mais pas douée pour introduire des images, les cadrer etc…

  2. Quelle super belle histoire ! Je suis soufflée par ce récit si tendre, poétique, vivant. Merci à Elle, Lui, Nous d’être si présents. Et Vive l’omelette !

  3. C’est très beau ! Beaucoup d’images qui me renvoient vers l’enfance de Annie Ernaux dans le café que tiennent ses parents. Elle, Lui et leur ombre, c’est très poétiquement surprenant.